Une tribune pour les luttes

Indépendantiste ne veut pas dire terroriste

Par Marie Darrieussecq, écrivaine.

Article mis en ligne le vendredi 14 mai 2010

12 mai 2010

Le 20 février 2003, le seul quotidien existant en langue basque, Egunkaria, a été fermé par la police espagnole, suscitant la plus grande manifestation jamais vue à Saint-Sébastien. La police espagnole (la Guardia civil) a saccagé les locaux, saisi le matériel, et arrêté dix personnes (dont l’une gravement malade). Iñaki Uria, Txema Auzmendi, Joan Mari Torrealdai, Xabier Alegria, Pello Zubira, Xabier Oleaga et Martxelo Otamendi, tous journalistes ou membres du conseil d’administration, ont été accusés de collaboration avec ETA. Ils risquaient de douze à quatorze ans de prison.

Sept ans après, ils ont tous été innocentés. Est-ce parce que leurs noms sont difficiles à prononcer, que la presse française fut spectaculairement silencieuse sur cette fermeture ? Alors qu’un Salman Rushdie s’en était inquiété, ainsi qu’une partie de la presse internationale ? En France, les médias sont plus prompts à dénoncer les atteintes à la liberté d’expression en Chine qu’ici, à un jet de pelote de la frontière.

Egunkaria (« le journal ») était un quotidien d’opinion nationaliste. Que le Pays basque puisse être indépendant : cette opinion, apparemment, ne peut être tenue ni en Espagne ni en France sans passer pour terroriste. A l’abri de frontières qui semblent aussi naturelles que fleuves et montagnes, les Français, tranquillement assis sur une nation millénaire et jacobine, voient de haut les affres de ceux qui réclament un pays, comme si c’était là un détail, ou une menace. Quand ils n’assimilent pas nationalisme et extrême droite.

Je me fiche, personnellement, de la couleur de mon passeport. A 15 km près, je naissais espagnole. Je ne me battrai pas pour être reconnue basque, et suis totalement opposée à l’usage de la violence. Mais la France n’est pas un Etat immémorial, et on parle basque depuis très longtemps, là-bas en bas, dans l’angle de l’océan.

Egunkaria est mort de l’amalgame récurrent entre indépendantisme et terrorisme. Ce que le verdict d’absolution rendu le 12 avril formule ainsi : « La vision étroite et fausse selon laquelle tout ce qui a trait à la langue et culture basque doit être initié et/ou contrôlé par ETA conduit à une lecture erronée des faits et à des imputations inconsistantes. » Les preuves d’allure paranoïaque avancées par l’accusation y sont qualifiées de « pure spéculation ». Ainsi, pour le juge qui a ordonné la fermeture du journal, le fait que rien n’y ressemblait à une complicité terroriste était précisément la preuve d’une activité clandestine - un tel déploiement d’innocence, de la part d’un journal en langue basque, étant un signe de culpabilité…

Quel étrange malaise frappe la presse française dès qu’il s’agit du Pays basque ? Comment se fait-il que des manifestations, qui réunissent des centaines de milliers de personnes à Saint-Sébastien ou Bilbao, y soient si rarement mentionnées ? Le Pays basque, ce n’est pas seulement du tourisme, des prix immobiliers délirants, et des attentats. C’est aussi une opinion démocratique prise en deux violences : celle, inacceptable, du terrorisme, et celle du gouvernement espagnol. Franco est mort, Guernica est paradoxalement plus connue comme œuvre de Picasso que comme ville martyre, et nous n’en sommes plus aux méthodes des commandos du GAL. Mais la tradition de violence survit dans les commissariats espagnols : pour les sans-papiers, et aussi pour les citoyens basques… S’agissant du Pays basque, la torture dans les commissariats est un secret d’Olentzero (le polichinelle local).
L’Espagne s’est certes démocratisée. Mais la lutte contre le terrorisme couvre des pratiques dont Amnesty International s’inquiète régulièrement, et dont témoigne Martxelo Otamendi. Mis au secret durant cinq jours à la prison de Soto del Real (près de Madrid), constamment nu et les yeux bandés, tabassé, obligé de tenir des positions insupportables, le directeur d’Egunkaria a subi à deux reprises la bolsa : étouffement dans un sac en plastique. Il témoigne aussi avoir été menacé de mort, et avoir été violé avec un objet. Il a porté plainte contre la Guardia civil. Le père jésuite Txema Auzmendi, secrétaire du conseil d’administration du journal, emprisonné pendant un mois, a été témoin de ces traitements. Iñaki Uria, lui, a perdu un an et demi de sa vie en prison - innocenté, comme les autres.

L’acquittement a donné lieu à quelques rares articles en France.

Les journalistes français mettent-ils à ce point en doute la parole de leurs confrères, pour ne se faire aucun écho des tortures, ni des atteintes répétées à la liberté d’expression, depuis tout ce temps, là-bas, tout près ?

Tribune parue en premier dans Libération

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