Une tribune pour les luttes

Tunisie, Egypte : quand un vent d’est balaie l’arrogance de l’Occident

Alain Badiou

Article mis en ligne le samedi 26 février 2011

Le vent d’est l’emporte sur le vent d’ouest. Jusqu’à quand l’Occident
désœuvré et crépusculaire, la "communauté internationale" de ceux qui se
croient encore les maîtres du monde, continueront-ils à donner des leçons de
bonne gestion et de bonne conduite à la terre entière ? N’est-il pas risible
de voir quelques intellectuels de service, soldats en déroute du
capitalo-parlementarisme qui nous tient lieu de paradis mité, faire don de
leur personne aux magnifiques peuples tunisiens et égyptiens, afin
d’apprendre à ces peuples sauvages le b.a.ba de la "démocratie" ? Quelle
affligeante persistance de l’arrogance coloniale ! Dans la situation de
misère politique qui est la nôtre depuis trois décennies, n’est-il pas
évident que c’est nous qui avons tout à apprendre des soulèvement populaires
du moment ? Ne devons-nous pas de toute urgence étudier de très près tout ce
qui, là-bas, a rendu possible le renversement par l’action collective de
gouvernements oligarchiques, corrompus, et en outre ­ et peut-être surtout ­
en situation de vassalité humiliante par rapport aux Etats occidentaux ?

Oui, nous devons être les écoliers de ces mouvements, et non leurs stupides
professeurs. Car ils rendent vie, dans le génie propre de leurs inventions,
à quelques principes de la politique dont on cherche depuis bien longtemps à
nous convaincre qu’ils sont désuets. Et tout particulièrement à ce principe
que Marat ne cessait de rappeler : quand il s’agit de liberté, d’égalité,
d’émancipation, nous devons tout aux émeutes populaires.

On a raison de se révolter. De même qu’à la politique, nos Etats et ceux qui
s’en prévalent (partis, syndicats et intellectuels serviles) préfèrent la
gestion, de même à la révolte, ils préfèrent la revendication, et à toute
rupture la "transition ordonnée". Ce que les peuples égyptiens et tunisiens
nous rappellent, c’est que la seule action qui soit à la mesure d’un
sentiment partagé d’occupation scandaleuse du pouvoir d’Etat est le levée en
masse. Et que dans ce cas, le seul mot d’ordre qui puisse fédérer les
composantes disparates de la foule est : "toi qui est là, va-t’en."
L’importance exceptionnelle de la révolte, dans ce cas, sa puissance
critique, est que le mot d’ordre répété par des millions de gens donne la
mesure de ce que sera, indubitable, irréversible, la première victoire : la
fuite de l’homme ainsi désigné. Et quoi qu’il se passe ensuite, ce triomphe,
illégal par nature, de l’action populaire, aura été pour toujours
victorieux. Or, qu’une révolte contre le pouvoir d’Etat puisse être
absolument victorieuse est un enseignement de portée universelle. Cette
victoire indique toujours l’horizon sur lequel se détache toute action
collective soustraite à l’autorité de la loi, celui que Marx a nommé "le
dépérissement de l’Etat".

A savoir qu’un jour, librement associés dans le déploiement de la puissance
créatrice qui est la leur, les peuples pourront se passer de la funèbre
coercition étatique. C’est bien pour cela, pour cette idée ultime, que dans
le monde entier une révolte jetant à bas une autorité installée déclenche un
enthousiasme sans bornes.

Une étincelle peut mettre le feu à la plaine. Tout commence par le suicide
par le feu d’un homme réduit au chômage, à qui on veut interdire le
misérable commerce qui lui permet de survivre, et qu’une femme-flic gifle
pour lui faire comprendre ce qui dans ce bas monde est réel. Ce geste
s’élargit en quelques jours, quelques semaines, jusqu’à des millions de gens
qui crient leur joie sur une place lointaine et au départ en catastrophe de
puissants potentats. D’où vient cette expansion fabuleuse ? La propagation
d’une épidémie de liberté ? Non. Comme le dit poétiquement Jean-Marie
Gleize, "un mouvement révolutionnaire ne se répand pas par contamination.
Mais par résonance. Quelque chose qui se constitue ici résonne avec l’onde
de choc émise par quelque chose qui s’est constitué là-bas
". Cette
résonance, nommons-là "événement". L’événement est la brusque création, non
d’une nouvelle réalité, mais d’une myriade de nouvelles possibilités.

Aucune d’entre elles n’est la répétition de ce qui est déjà connu. C’est
pourquoi il est obscurantiste de dire "ce mouvement réclame la démocratie"
(sous-entendu, celle dont nous jouissons en Occident), ou "ce mouvement
réclame une amélioration sociale"
(sous-entendu, la prospérité moyenne du
petit-bourgeois de chez nous). Parti de presque rien, résonant partout, le
soulèvement populaire crée pour le monde entier des possibilités inconnues.
Le mot "démocratie" n’est pratiquement pas prononcé en Egypte. On y parle de
"nouvelle Egypte", de "vrai peuple égyptien", d’assemblée constituante, de
changement absolu d’existence, de possibilités inouïes et antérieurement
inconnues. Il s’agit de la nouvelle plaine qui viendra là où n’est plus
celle à laquelle l’étincelle du soulèvement a finalement mis le feu. Elle se
tient, cette plaine à venir, entre la déclaration d’un renversement des
forces et celle d’une prise en main de tâches neuves. Entre ce qu’a dit un
jeune tunisien : "Nous, fils d’ouvriers et de paysans, sommes plus forts que
les criminels" ;
et ce qu’a dit un jeune égyptien : "A partir d’aujourd’hui,
25 janvier, je prends en main les affaires de mon pays."

Le peuple, le peuple seul, est le créateur de l’histoire universelle. Il est
très étonnant que dans notre Occident, les gouvernements et les média
considèrent que les révoltés d’une place du Caire soient "le peuple
égyptien
". Comment cela ? Le peuple, le seul peuple raisonnable et légal,
pour ces gens, n’est-il pas d’ordinaire réduit, soit à la majorité d’un
sondage, soit à celle d’une élection ? Comment se fait-il que soudain, des
centaines de milliers de révoltés soient représentatifs d’un peuple de
quatre-vingt millions de gens ? C’est une leçon à ne pas oublier, que nous
n’oublierons pas.

Passé un certain seuil de détermination, d’obstination et de courage, le
peuple peut en effet concentrer son existence sur une place, une avenue,
quelques usines, une universités C’est que le monde entier sera témoin de ce
courage, et surtout des stupéfiantes créations qui l’accompagnent. Ces
créations vaudront preuve qu’un peuple se tient là. Comme l’a dit fortement
un manifestant égyptien : "avant je regardais la télévision, maintenant
c’est la télévision qui me regarde."

Dans la foulée d’un événement, le peuple se compose de ceux qui savent
résoudre les problèmes que l’événement leur pose. Ainsi de l’occupation
d’une place : nourriture, couchage, garde, banderoles, prières, combats
défensifs, de telle sorte que le lieu où tout se passe, le lieu qui fait
symbole, soit gardé à son peuple, à tout prix. Problèmes qui, à échelle de
centaines de milliers de gens venus de partout, paraissent insolubles, et
d’autant plus que, sur cette place, l’Etat a disparu. Résoudre sans l’aide
de l’Etat des problèmes insolubles, c’est cela, le destin d’un événement. Et
c’est ce qui fait qu’un peuple, soudain, et pour un temps indéterminé,
existe, là où il a décidé de se rassembler.

Sans mouvement communiste, pas de communisme. Le soulèvement populaire dont
nous parlons est manifestement sans parti, sans organisation hégémonique,
sans dirigeant reconnu. Il sera toujours temps de mesurer si cette
caractéristique est une force ou une faiblesse. C’est en tout cas ce qui
fait qu’il a, sous une forme très pure, sans doute la plus pure depuis la
Commune de Paris, tous les traits de ce qu’il faut appeler un communisme de
mouvement. "Communisme" veut dire ici : création en commun du destin
collectif. Ce "commun" a deux traits particuliers. D’abord, il est
générique, représentant, en un lieu, de l’humanité toute entière. Dans ce
lieu, il y a toutes les sortes de gens dont un peuple se compose, toute
parole est entendue, toute proposition examinée, toute difficulté traitée
pour ce qu’elle est. Ensuite, il surmonte toutes les grandes contradictions
dont l’Etat prétend que lui seul peut les gérer sans jamais les dépasser :
entre intellectuels et manuels, entre hommes et femmes, entre pauvres et
riches, entre musulmans et coptes, entre gens de la province et gens de la
capitales

Des milliers de possibilités neuves, concernant ces contradictions,
surgissent à tout instant, auxquelles l’Etat ­ tout Etat ­ est entièrement
aveugle. On voit des jeune femmes médecin venues de province soigner les
blessés dormir au milieu d’un cercle de farouches jeunes hommes, et elles
sont plus tranquilles qu’elles ne le furent jamais, elles savent que nul ne
touchera un bout de leurs cheveux. On voit aussi bien une organisation
d’ingénieurs s’adresser aux jeunes banlieusards pour les supplier de tenir
la place, de protéger le mouvement par leur énergie au combat. On voit
encore un rang de chrétiens faire le guet, debout, pour veiller sur les
musulmans courbés dans leur prière. On voit les commerçants nourrir les
chômeurs et les pauvres. On voit chacun parler à ses voisins inconnus. On
lit mille pancartes où la vie de chacun se mêle sans hiatus à la grande
Histoire de tous. L’ensemble de ces situations, de ces inventions,
constituent le communisme de mouvement. Voici deux siècles que le problème
politique unique est celui-ci : comment établir dans la durée les inventions
du communisme de mouvement ? Et l’unique énoncé réactionnaire demeure :
"cela est impossible, voire nuisible. Confions-nous à l’Etat". Gloire aux
peuples tunisiens et égyptiens qui nous rappellent au vrai et unique devoir
politique : face à l’Etat, la fidélité organisée au communisme de mouvement.

Nous ne voulons pas la guerre, mais nous n’en avons pas peur. On a partout
parlé du calme pacifique des manifestations gigantesques, et on a lié ce
calme à l’idéal de démocratie élective qu’on prêtait au mouvement.
Constatons cependant qu’il y a eu des morts par centaines, et qu’il y en a
encore chaque jour. Dans bien des cas, ces morts ont été des combattants et
des martyrs de l’initiative, puis de la protection du mouvement lui-même.
Les lieux politiques et symboliques du soulèvement ont dû être gardés au
prix de combats féroces contre les miliciens et les polices des régimes
menacés. Et là, qui a payé de sa personne, sinon les jeunes issus des
populations les plus pauvres ? Que les "classes moyennes", dont notre
inespérée Michèle Alliot-Marie a dit que l’aboutissement démocratique de la
séquence en cours dépendait d’elles et d’elles seules, se souviennent qu’au
moment crucial, la durée du soulèvement n’a été garantie que par
l’engagement sans restriction de détachements populaires. La violence
défensive est inévitable. Elle se poursuit du reste, dans des conditions
difficiles, en Tunisie, après qu’on ait renvoyé à leur misère les jeunes
activistes provinciaux.

Peut-on sérieusement penser que ces innombrables initiatives et ces
sacrifices cruels n’ont pour but fondamental que de conduire les gens à
"choisir" entre Souleiman et El Baradei, comme chez nous on se résigne
piteusement à arbitrer entre MM. Sarkozy et Strauss-Kahn ? Telle serait
l’unique leçon de ce splendide épisode ?

Non, mille fois non ! Les peuples tunisiens et égyptiens nous disent : se
soulever, construire le lieu public du communisme de mouvement, le défendre
par tous les moyens en y inventant les étapes successives de l’action, tel
est le réel de la politique populaire d’émancipation. Il n’y a certes pas
que les Etats des pays arabes qui soient anti-populaires et, sur le fond,
élections ou pas, illégitimes. Quel qu’en soit le devenir, les soulèvements
tunisiens et égyptiens ont une signification universelle. Ils prescrivent
des possibilités neuves dont la valeur est internationale.

Alain Badiou, philosophe

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