Une tribune pour les luttes

20 jours en Tunisie Avril Mai 2011

Révolution acte 3
Tunis, 24 avril : rassemblements.

Christiane Karmann (suite).

Article mis en ligne le dimanche 15 mai 2011

Retour dans ce pays qui m’a réellement ému lors de ma première visite en février mars dernier. (Voir Mille Bâbords : Chroniques de la révolution tunisienne, 26 février-4 mars 2011) 16642, 16712, 16690)

Article précédent :
Révolution acte 3 : Tabarka (21-23 avril).

Mille Bâbords 17509


Conviée au rassemblement sur l’avenue Bourguiba le 24 avril, à l’occasion de la journée mondiale contre l’impérialisme, dont l’appel a circulé sur Facebook depuis quelques jours (« Révolution 2 » prônaient même quelques affiches), émanant des jeunes présents lors de la Kasbah, de militants associatifs, et de ceux des partis communistes et islamistes (ceux qui étaient le plus fortement réprimés, interdits et dont les partisans étaient obligés de vivre en clandestinité lorsqu’ils ou elles n’étaient pas emprisonné-e-s, sous Ben Ali), ainsi que des partis de gauche. Avec 51 partis actuellement, je m’y perds un peu concernant l’organisation politique du pays, des alliances et des regroupements vont se faire me rassure-t-on…

Je rentre à Tunis dimanche. Le rassemblement avait lieu dès 9h du matin. Lorsque le bus me dépose de Tabarka, il est 14h, et quelques centaines de personnes sont encore là, dispersées entre le théâtre municipal (où la tentative de 3e Kasbah avait échoué suite à la répression policière…) et le siège du ministère de l’intérieur, réclamant la démission de M. Habib Essid, qui occupe depuis le 28 mars le poste de ministre de l’intérieur.

Théâtre municipal

Les différents partis de gauche ont prévu des meetings dans l’après-midi, ceux qui sont encore sur l’avenue Bourghiba sont les indépendants rétifs à toute appartenance politique, ainsi que de nombreux islamistes modérés -ou pas-. J’essaie d’aller discuter avec quelques barbus, mais pas moyen, ils sont entre hommes et comptent le rester. Femme, blanche, j’imagine que je représente l’ennemi impérialiste contre lequel ils manifestent…
Ce n’est pas grave, c’était par curiosité, mais je ne tenais pas plus que cela à me mêler à leurs conversations, l’islamisme n’est pas ma tasse de thé, et le roman témoignage Lire Lolita à Téhéran de Azar Nafisi, que je lis actuellement, renforce mes convictions sur la nécessité absolue de séparer religion et politique. Un ami m’interpelle à ce propos : «  dites à votre ministre des affaires extérieures Juppé, qu’il est à côté de la plaque avec ses déclarations concernant les islamistes. Le gouvernement français mange à tous les rateliers, après avoir colonisé le pays, puis décolonisé en gardant une main-mise économique et en faisant des alliances avec les dictatures -soi-disant en rempart de l’islamisme-, ils ont failli envoyer des flics et le savoir-faire policier français pour opprimer notre début de révolution. Puis ils ont applaudi la chute du dictateur, et maintenant ils soutiennent quasi directement l’islamisme, faudrait savoir !  ». Il a raison, ça sent l’opportunisme le plus abject…

Manifestants à Tunis.

Devant le ministère de l’intérieur, où les balles et les lacrymos fusaient il y a 2 mois, des jeunes sont rassemblés, appartenant pour la plupart au parti Ennahdha, parti islamiste qui se dit modéré (et proche du parti de l’AKP en Turquie). Parmi ceux avec qui je discute, un jeune homme m’explique qu’ « on va faire une autre révolution. Le neveu de Leila Ben Ali, Imed Trabelsi, a été jugé la semaine dernière et c’était visiblement une caricature de justice, les charges retenues contre lui sont seulement la consommation de stupéfiants, on se moque de qui ? tout le monde sait que c’est un grand voleur  ».

« C’est une manifestation contre le retour des RCDistes dans le champ politique, nous sommes pour la discrimination du RCD, ils ont participé avec le dictateur, ce sont des voleurs responsables du sang versé par les fils de ce pays. Nous sommes contre Caid Essebsi qui est le fils de Ben Ali et de Bourghiba, c’est le nouveau dictateur de la Tunisie. Les femmes et les hommes ont participé ensemble à cette révolution et la continueront  » me dit Hannen, étudiante, indépendante de toute association ou parti, c’est une militante de la Kasbah, où je l’avais souvent aperçue. Nourredine, régulièrement croisé à la Kasbah, indépendant également, vient me parler : « Il y a 54 personnes dans ce gouvernement et 6 du RCD. C’est comme des joueurs de foot qui changent de maillot. Je viens de Kasserine, j’étais à la Kasbah, et depuis avec mes amis, nous restons ici. Je travaillais dans le tourisme mais je ne cherche pas de travail maintenant, pas tant que le pays ne sera pas libre et démocratique. Personne n’a le droit de toucher à notre pays. La première Kasbah a été virée par les flics, la deuxième, on a accepté de partir car on a cru Beji Caid Essebsi, mais il nous a trompé, la troisième a vite été réprimée. Mais on ne lâche pas, le premier ministre Essebsi, le ministre de l’intérieur Essid, et tous les autres RCD sont dangereux, ils doivent partir. Je ne partirai pas, je continuerai à manifester tous les jours tant que le pays ne sera pas libre ».

Farhat Rahji, magistrat connu et apprécié pour sa transparence, a été nommé ministre de l’intérieur du gouvernement transitoire fin janvier. Si j’en crois les militants qui m’en ont parlé, c’était un homme plutôt intègre. Surnommé « Monsieur propre », il a officiellement suspendu le RCD et dissout la police politique, qui pourtant œuvre toujours. C’est à n’y rien comprendre, comment un corps de fonctionnaire dissout peut-il continuer à travailler ? Les flics en question auraient refusé d’obéir au nouveau ministre, l’administration (qui appartient toujours au corps administratif choisi par le gouvernement de Ben Ali, dont de nombreuses personnes étaient au RCD) a effectué une véritable opération de dissidence envers ce nouveau supérieur, et celui-ci a été limogé fin mars sans explication. Il est certain que 200000 flics, sans compter les indics, les mafieux, les voyous etc. ne doivent pas être faciles à déloger. L’armée et ses 43000 soldats n’y suffisent pas.

Rajhi est remplacé par Essid, ancien Bourguibiste, et chef de cabinet de différents ministres de l’agriculture puis de l’intérieur sous Ben Ali, ce dernier est convient mieux à l’administration RCDiste, mais pas du tout au souhait du peuple tunisien, de nombreuses personnes m’en parlent avec mépris. Essid a en effet participé à la répression de tous les opposants au gouvernement pendant des années et s’occupait des élections caricaturales pendant le règne du dictateur. Les flics politiques lui obéissent forcément plus volontiers… Des mobilisations ont lieu à Tunis, mais aussi à Gabès, Gafsa, Kairouan, Gbeb, Kasserine… Essid en visite la semaine passée à Sidi Bouzid (ville où l’étincelle des révoltes s’est embrasée), s’est fait dégager de la ville, il est malvenu.

Sur l’avenue, les ami-e-s qui m’accompagnent, militants associatifs ou politiques de la première heure désignent des hommes assis à des terrasses près du ministère de l’intérieur :
Tu vois ces deux mecs, ils m’ont souvent suivi, me dit Badr. On ne sait pas exactement combien il y avait de policiers politiques, apparemment 1 pour 180 citoyens… ils sont toujours là.
Et eux, on les connaît à force de les avoir sur notre dos. Je ne suis pas allée en prison parce que j’ai eu de la chance et que je suis restée très prudente, je n’ai jamais affiché mon appartenance au PCOT (parti communiste ouvrier de Tunisie), mais j’ai tellement de camarades arrêtés par eux qui sont passé-e-s par les geôles, la torture... mon amie Najoie a accouché en prison, mes camarades qui ont subi des choses indescriptibles… Et leurs bourreaux se prélassent et continuent à observer, qu’est-ce qu’ils font là d’après toi ? ils continuent à surveiller, la police politique est toujours là… affirme Ahlem.

Police politique

Des copains tiennent à me présenter leur amie Inès. « Il n’y a pas eu de révolution ici, une révolution c’est un tour complet de la lune, ici on est à peine au quart de tour !  » me dit en riant cette jeune avocate que je questionne sur la révolution. « La jeunesse est comme un raz-de-marée, que personne ne peut empêcher de monter, le peuple tunisien a exprimé son ras-le-bol et le président est parti, mais le système est resté ». Il y a eu beaucoup d’actes symboliques comme la Kasbah 1, 2, 3 (et il pourra en avoir une dizaine d’autres d’après elle), et maintenant une lutte s’est ancrée dans tous les secteurs, au niveau des femmes, des syndicats, des partis, des associations. C’est une lutte pas à pas entre le mouvement révolutionnaire et le mouvement réactionnaire m’explique-t-elle. « Le mouvement révolutionnaire perd un point lorsque Essid est nommé à la place de Rahji, il en gagne lorsqu’un gouverneur corrompu est chassé, etc… Une bande de voleurs passe au tribunal en ce moment, les jugements sont en attente, le fait qu’ils soient traduits en justice est un point gagné, maintenant il reste à attendre les verdicts  ». Un premier vient de tomber dans la semaine, ne présageant rien de bon : Hédi Jilani de l’UTICA (union tunisienne du commerce et de l’industrie) ou « Monsieur 20%  » qui taxait toutes les entreprises s’implantant en Tunisie en prenant 20% de commission pour son propre compte a été condamné en première instance, le jugement en appel vient de le blanchir…

La tablée s’agrandit, comme souvent ici, avec l’arrivée d’autres ami-e-s d’ami-e-s... Tous sont unanimes concernant les élections à venir : les gros partis comme Ennahda et PDP ont intérêt à ce que les élections aient lieu le 24 juillet, pas les indépendants qui faisaient partie des forces actives ces derniers mois, ni des partis comme le PCOT, résistant clandestinement depuis plus de 20 ans et qui estime l’enjeu trop important pour le faire à la va-vite, la Tunisie a besoin de temps pour se former politiquement. « L’initiative révolutionnaire était aussi grandement orchestrée par les progressistes, les militants associatifs, les artistes. Le 14 janvier, et auparavant, il n’y avait pas de femmes voilées ni de barbus dans les manifs, et maintenant ils déclarent avoir fait le révolution ! » nous dit Inès, « je le dis pour l’histoire car je n’ai rien contre eux, mais il est clair -et grotesque- que les indépendants ne pourront pas accéder à l’assemblée constituante, alors que de nombreuses personnes non politisées mais progressistes étaient présentes depuis le début des contestations ». Acquiescements de part et d’autre, les indépendants ne se sentent pas représentés dans ce gouvernement provisoire, la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution qui aurait pu les accueillir, n’a pas été élue mais désignée rapidement et arbitrairement, elle n’a qu’un rôle consultatif. Je me souvins des explications passionnées que les militants rencontrés il y a deux mois dans les tentes de la Kasbah, sur la nécessité d’un conseil de protection de la révolution. L’instance nommée à la place paraît bien pâle face aux espoirs d’il y a deux mois…

Ce qui est injuste aussi d’après Inès, c’est de parler de parité pour ces élections, mais il s’agit de parité sur les listes, pas dans l’assemblée constituante au final, dans les résultats « Je ne serais pas surprise s’il y avait entre 0 et 12 femmes dans l’assemblée constituante, pas davantage… Le pire c’est que plein de gens ont compris qu’il y aurait la parité dans l’assemblée, il faut avoir fait des études de droit pour cerner la différence, et le message n’a pas été transmis clairement ».
Je l’interroge sur la place des femmes dans ce début de révolution. Elle m’explique qu’il n’y a pas concrètement de mouvement féministe en Tunisie. Quelques associations de femmes avaient des positions politiques intéressantes, mais il n’y a pas de mouvement féministe qui englobe toutes les femmes, on a rien écrit sur la femmes ici, le féminisme tunisien n’existe pas. Malgré cela, les femmes ont toujours été actives dans l’opposition ces 20 dernières années, dans les associations principalement, car dans les partis officiels, celles-ci étaient souvent un simple alibi. Pendant le début de la révolution, c’était différent, comme si un abcès avait crevé. Il y a eu des femmes parmi les martyrs, parmi les bloggeurs, parmi les avocats… Elles n’ont pas aidé les hommes à renverser le système, elles n’ont pas été les mères ou les sœurs des martyrs, elles étaient dans la rue quelque soit leur milieu social et leur niveau d’éducation. « Elles ont été des citoyennes comme les hommes, et s’ils n’avaient pas été là le 14 janvier, elles auraient renversé le système toutes seules  » affirme Inès.

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