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Livre fabriqué à la main par un être organique, doté de sentiments changeants mais reconnaissables, communicables et vivants ; espérance de vie : 5 à 10 siècles. (L’objet et sa photo ont été réalisés par Aurélie Tanguy).
Aujourd’hui, j’apprends que le progrès technologique a encore fait "progresser" l’humanité d’un cran... sans préciser dans quel sens. Il s’agit du livre à encre biodégradable.
Tu l’achètes sous vide, tu l’ouvres, l’air (ou la lumière) entre en contact avec l’encre et entame lentement son travail de sape. Deux mois plus tard, les pages sont blanches ; si tu n’as pas fini, tu es bon/ne pour le racheter. Pas mal, non ? comme "stratégie" marketing. Faut en parler à Naomi Klein, ça devrait la faire rire. Quoique.
Soit dit en passant, comme il m’étonnerait fort que ladite dégradation s’opère brusquement, cela veut dire que la lisibilité du bouquin en question va baisser peu à peu dès l’ouverture, et donc si tu as des yeux médiocres (ce qui est le cas de 40% de la population mondiale), tu as sacrément intérêt à te grouiller si tu veux connaître la fin de l’intrigue.
A condition qu’il y en ait une, bien sûr.
(Bon, tu peux aussi faire comme X% des lecteurs, qui lisent la fin avant le début, mais ça, c’est un truc que je n’ai jamais compris ; c’est un peu comme si on voulait avoir l’orgasme avant les préliminaires. Mais ne soyons pas sectaires.)
On connaissait déjà les balles biodégradables, qui permettent de tuer des gens et des bêtes sans polluer la planète plus que nécessaire ; on a donc maintenant la culture destinée à ne pas laisser de traces dans la réalité. Avant, pour ça, on avait la mode, qui est la culture qui ne laisse pas de traces dans les mémoires, seulement dans les portefeuilles (et encore, en négatif).
Bloomsbury, l’éditeur de Happy Rotter, avait déjà "inventé" la compétition entre lecteurs pour avoir chacun son exemplaire et être le premier à l’avoir fini, au lieu de se les prêter mutuellement et de les lire chacun à son rythme, comme c’est la coutume entre amis et êtres humains depuis l’aube de l’écriture ; une "idée commerciale" (pardon pour l’oxymore) qui leur a permis de vendre des dizaines de millions d’exemplaires de leurs bouquins banals (et allez ! encore un héros blanc, anglo-saxon, protestant, destiné à être "le" meilleur ou l’"unique", et qui n’utilise jamais son cerveau ; la preuve : il n’en a pas besoin) là où un éditeur banal n’en aurait vendu que quelques dizaines de milliers, au mieux. Après, on a eu droit à Eragon, la saga à côté de laquelle Donjons & Dragons le movie a l’air d’avoir été écrit et réalisé par Orson Welles qui aurait perdu un pari stupide contre Chuck Norris (personne ne lui ayant dit que Chuck Norris gagne toujours ses paris, même quand il se trompe, or il se trompe toujours).
Alors, que peut bien être l’étape suivante de cette merveilleuse "évolution" culturelle, à votre avis ? Eh bien, j’ai brièvement réfléchi à la question (environ 0,0008 seconde) : je me suis glissé dans la peau d’un éditeur "moderne", pour en ressortir aussi sec avant d’être malade. Il m’a bien fallu ça pour comprendre ce que nous préparent nos chers amis les professionnels de la profession. C’est tout bête : dès demain, le contrat d’édition à compte d’auteur-mort-avant-l’heure sera mis en place.
Son fonctionnement ? Très simple : vous avez écrit une grosse daube invendable, que même votre mère n’arrive pas à lire jusqu’au bout ? Proposez-la à n’importe quel éditeur qui pratique le contrat à compte d’auteur-mort-avant-l’heure ; signez les yeux fermés et allez vous suicider sans avoir rédigé votre testament (sinon, c’est de la triche ; l’éditeur le fera casser, de toute façon, mais ça va lui coûter des sous, et il ne sera pas content, le pauvre). Vous aurez la certitude, que dis-je ? la garantie en or massif, que votre ouvrage majeur (et unique, sinon vous n’avez rien compris) sera publié sous quinzaine et deviendra un Best-c’est-l’heure !
Deux mois plus tard, vous serez totalement oublié.e mais heureux/se comme un ange qui s’est fait greffer un zizi ou une cliquette (voire les deux), au paradis des écrivains qui ont "marqué le siècle de leur emprunte indélébible" (pour citer le journaliste sportif qui sera chargé de votre rubrique nécro, laquelle sera assez courte pour paraître sur Twitter).
Pendant ce temps et ailleurs, les vrais conteurs seront repartis de Zéropolis, la capitale de Narration, ce pays merveilleux et informel qui se fonde peu à peu, lentement mais sûrement, dans les plis de la seule toile qui compte... mes draps.
Post-scriptum : Ah, au fait, puisque le livre dégradable commence à pourrir à compter de l’ouverture (donc au contact de l’air, si j’ai bien compris) nous avons à notre disposition une arme toute simple : quand vous en voyez une pile en magasin, déchirez la couverture d’un coup de clé ou d’ongle ou de burziquette (si vous en avez une sur vous), en n’ayant l’air de rien (c’est ce qui se fait de mieux dans les Fnac et les Cultura). Mais attention : faites une belle entaille, afin que ceux qui l’achètent malgré tout s’en aperçoivent à temps.
Quoique.