Une tribune pour les luttes

Eric Fassin : « Manuel Valls valide les thèses de la droite »

entretien avec Marion Rousset

Article mis en ligne le mercredi 27 mars 2013

23 mars 2013

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En invoquant la différence culturelle des Roms, le ministre de l’Intérieur a franchi un cap. Xénophobie d’Etat ? Entretien avec le sociologue Eric Fassin.

Regards.fr. En déclarant récemment que les Roms « ne souhaitent pas s’intégrer », notamment « pour des raisons culturelles », Manuel Valls a-t-il franchi un cap ?

Eric Fassin. Il faut d’abord rappeler que le ministre socialiste choisit de donner cet entretien au Figaro : c’est pour mieux valider les thèses de la droite. Il est vrai que le terrain a été préparé, en 2010, par l’essai très médiatisé d’un sociologue qui se dit de gauche, Hugues Lagrange : contre ceux qui rappellent l’importance de la classe, mais aussi de la discrimination raciale, Le déni des cultures prétendait en effet expliquer la délinquance par la culture d’origine. Manuel Valls part des mêmes prémisses. Invoquer l’explication culturelle, c’est écarter toute autre explication des problèmes que connaissent les populations roms – comme la misère et la stigmatisation, l’une renforçant l’autre dans un terrible cercle vicieux. C’est une manière de dire que les problèmes sont de leur fait, et de leur faute – nous n’y sommes pour rien. C’est sans doute en raison de leur culture que les Roms vivent dans des bidonvilles à ciel ouvert, en bordure des routes… Le ministre de l’Intérieur affirme ainsi que les Roms « sont à l’origine de problèmes de cohabitation » avec les habitants des quartiers populaires ; et quand il ajoute que ces problèmes « prennent des formes parfois inquiétantes, comme en témoignent les incendies constatés la semaine dernière à Aubervilliers et Sarcelles », il néglige de dire que ce sont les Roms qui en sont les victimes !

Le discours de Grenoble prononcé par Nicolas Sarkozy en 2010 constitue-t-il un tournant politique dont nous continuons à sentir les effets, malgré le changement de présidence ?

La chasse aux Roms lancée par Manuel Valls pendant l’été 2012 faisait écho à celle lancée par l’ancien président de la République pendant l’été 2010. Le plus troublant, c’est peut-être aujourd’hui le retour d’une même rhétorique : d’un côté, on stigmatise, en faisant l’amalgame entre Roms et délinquance ; de l’autre, on prétend que c’est pour leur bien qu’on démantèle leurs camps «  insalubres ». Le Figaro reprend d’ailleurs à son compte cette logique de persécution humanitaire : «  Plusieurs camps, où des dizaines d’occupants se mettaient en danger en vivant sur le bord d’axes routiers, ont encore été évacués. » Mieux, Manuel Valls emprunte à Nicolas Sarkozy son expression favorite, en matière d’immigration – et il l’exporte au-delà de nos frontières : « Je partage les propos du premier ministre roumain quand ce dernier dit “Les Roms ont vocation à rester en Roumanie, ou à y retourner”. » L’euphémisme est remarquable : il permet de refouler la coercition ; tout se passe comme si la reconduite à la frontière n’était qu’une manière d’aider les Roms à accomplir leur vocation. L’expulsion choisie, c’est ce qu’on pourrait appeler un destin de choix. N’allons surtout pas demander ce qui leur a fait quitter la Roumanie, au risque d’être traités comme ils le sont ailleurs en Europe. Et ne nous soucions pas non plus de la contradiction : s’ils ne souhaitent pas s’intégrer, nous dit-on, c’est du fait de leur culture nomade ; aussi doivent-ils rester chez eux, nous explique-t-on ensuite, plutôt que de circuler librement !

A l’époque, la vice-présidente de la Commission européenne, Viviane Reding, s’insurgeait contre la « politique du bouc émissaire » révélée par une circulaire ministérielle qui demandait aux préfets de démanteler en priorité les camps de Roms. L’Europe peut-elle être aujourd’hui un rempart ?

En 2010, c’est l’Europe qui avait reculé. Depuis, on ne l’entend plus guère. Sans doute est-elle, en théorie, la garante des droits humains. Mais en pratique, c’est aussi la directive «  retour » de 2008, dite « directive de la honte ». Et l’on peut se demander si le ciment de la politique européenne, aujourd’hui, ce n’est pas la politique d’immigration : à défaut de protéger contre les marchés, l’Union protège contre les étrangers. Aujourd’hui, l’Europe est donc une forteresse xénophobe plutôt qu’un rempart démocratique.

L’ouvrage publié par le collectif Cette France-Là en 2012 s’intitulait Xénophobie d’en haut. Le choix d’une droite éhontée. La gauche fait-elle mieux que la droite sur ce sujet ?

Les mêmes causes produisent les mêmes effets. On instrumentalise la question rom pour distraire d’autres enjeux – en particulier économiques. Pourtant, la crise n’est pas à proprement parler la cause de cette xénophobie d’État ; elle en est plutôt l’occasion. Il n’est pas surprenant que la gauche s’inscrive dans cette continuité : elle ne remet nullement en cause les formulations de droite, qu’il s’agisse du «  problème de l’immigration » ou de la «  question rom ». On se souvient de la fameuse phrase : le Front national apporterait de mauvaises réponses à de bonnes questions. Elle date de 1984, mais, pour la gauche, elle est toujours d’actualité, hélas. Toutefois, la nouveauté concerne les Roms : le problème, si l’on peut dire, c’est qu’ils sont européens ; il devient de plus en plus injustifiable de leur imposer un statut différent. En principe, il n’est donc pas possible de les traiter aussi mal que les non-Européens (en particulier, les Africains) – sauf à racialiser ce groupe, comme s’il était d’une nature différente. Mais la République française ne parle évidemment pas de race : aussi nous parle-t-on d’une différence culturelle. Il est d’ailleurs intéressant que ceux qui ont dénoncé les slogans différencialistes de SOS Racisme dans les années 1980 (« vive la différence ! »), comme Pierre-André Taguieff ou Alain Finkielkraut, ne protestent pas aujourd’hui contre le différencialisme d’État. Les ennemis du multiculturalisme d’inclusion n’auraient-ils rien à redire à ce culturalisme d’exclusion ?

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