Une tribune pour les luttes

Edito du n° 424 de Respublica

La traduction néolibérale du Carpe diem : prends ce qu’on te donne et n’y reviens pas !

par Evariste

Article mis en ligne le jeudi 9 mars 2006

"La vie, la santé, l’amour sont précaires, pourquoi le travail échapperait-il à cette loi ?" (Laurence Parisot, le Figaro Economie du 30 août 2005).

A l’image de Laurence Parisot, le néolibéral est un sage : on ne la lui fait pas, il sait que la vie n’est pas un chemin jonché de roses : la vie, elle est précaire. Le néolibéral est un sage, parce qu’il est réaliste. Ce réalisme, d’ailleurs, se soutient d’évidences massives : qui peut nier, n’est-ce pas, que le système de retraite par répartition n’est plus viable, que le trou de la sécurité sociale est devenu un "gouffre", que les services publics sont inefficaces, que les fonctionnaires sont frileux et que la concurrence est devenue féroce ?

Mais le néolibéral n’est pas seulement réaliste, il est aussi courageux. La réalité ne lui fait pas peur, il ose affronter le monde qui, comme chacun sait, change. Mieux : il sait être à l’avant-garde de l’histoire. Il va là où le convoque la modernité. Il sait être sur le bon vecteur : celui du progrès. Et comme être progressiste, c’est accomplir le programme capitaliste, le néolibéral a le courage de jeter les vieilleries aux oubliettes de l’histoire : de casser les services publics, de livrer tous les pans de l’économie à la logique aveugle du Marché, d’abandonner les principes républicains.

Le néolibéral n’est pas un frileux : du passé, il sait faire table rase ! Son credo : s’adapter, trouver des solutions innovantes, mais "concrètes" et "pragmatiques". Dernière innovation en date : le Contrat Première Embauche. Le néolibéral a su, là encore, prendre acte de la réalité : il faut trouver du travail aux jeunes, il faut leur donner la possibilité d’échapper à la précarité qui les menace. La solution ? Multiplier les emplois précaires. Il fallait l’inventer : le précaire, comme solution à la précarité. C’est ce qu’on appelle le "système B". Lequel système a au moins deux vertus : il permet d’abord de montrer à la face du monde que le néolibéral est quelqu’un qui "agit". Il ne se résout pas à la fatalité. Mais le "système B" permet aussi de marquer un progrès : les jeunes ne seront plus chômeurs. Ils seront désormais comme l’oiseau sur la branche. Réjouissons-nous ! Ils vont apprendre ce que c’est que la vie.

Bien sûr, il y a toujours des grincheux et des nostalgiques. Ceux-là osent protester : et le droit du travail ? Mais le néolibéral n’en a cure. Le mot même de "droit" est incongru : face au principe de réalité, quel droit peut-il encore tenir ? Il faut s’en tenir aux faits ! Le droit, c’est un truc de doux rêveurs, c’est un mot dont ce gargarisent ceux qui ne mettent jamais les mains dans le cambouis du réel ! Pire : le mot "droit" est un mot suspect. Le grincheux et le nostalgique n’ont qu’à bien se tenir : le néolibéral les a démasqués. Le mot "droit", c’est un truc de petit fonctionnaire, c’est un truc de privilégié !

Mais que les craintes se dissipent : les jeunes n’auront pas cette mentalité rétrograde, ils ne sauront plus surprotégés ! Le néolibéral sait être dur. Mais il peut aussi, à l’occasion, parler au cœur des gens. Pour ceux que les leçons du Medef désespèrent, il y a De Villepin. Chez les néolibéraux, il y en a pour tous les goûts : pour ceux qui aiment le style Rambo ("la vie est rude, mon fils, mais sois un homme"), il y a Laurence Parisot. Pour ceux qui préfèrent les élans du cœur, il y a le Premier Ministre, qui sait verser la potion lyrique : le néolibéral peut être un patriote ! Il a le patriotisme économique chevillé au cœur et il sait enfourcher sa monture pour bouter l’Italien hors de Suez. Car on a beau se coucher devant les nécessités inéluctables de la mondialisation, on a encore la fibre française, mon bon monsieur ! Que le style soit féroce ou lyrique, la position est la même : ce qu’on présente comme le comble de l’audace n’est, en fait, que le comble de la lâcheté.

Le courage, dit le néolibéral, consiste à affronter les réalités. Mais il ne s’agit en fait que de collaborer activement à l’idéologie économiquement dominante. Le véritable courage politique eût été de défendre le droit du travail : de ne pas céder au chantage du dumping social. De montrer que la France est encore ce pays des Lumières, où l’on préfère se régler sur le droit plutôt que de se coucher devant les faits. Etre audacieux, c’est prendre Suez d’assaut ? Il ne s’agit que de se comporter en petit investisseur égoïste et mesquin. Le courage politique eût été, en l’occurrence, de défendre l’indépendance énergétique de la France, de faire en sorte que ce pan de l’économie soit soustrait à la logique marchande et de préserver EDF-GDF comme entreprise nationale. Que l’Etat défende des intérêts privés plutôt que l’intérêt général est loin d’être un signe de grandeur.

Mais c’est vrai, j’oubliais : tout est précaire. Devant la fragilité des roses de la vie, Ronsard invitait au Carpe diem. Lequel est aujourd’hui bien triste : dans la bouche du néolibéral, carpe diem signifie "prends ce que l’on te donne et n’y reviens pas". Il me vient à l’esprit une drôle de pensée : qu’aurait été l’histoire humaine si l’on avait pris pour devise la citation de Laurence Parisot ?

Il y a fort à croire que d’histoire, il n’y en aurait tout bonnement pas eue : pourquoi inventer la médecine ? La santé, c’est précaire. Pourquoi déclarer les droits de l’homme et du citoyen ? La dignité, c’est précaire. Pourquoi s’embêter à construire un système d’assurance-maladie ? La vie, c’est précaire. Pourquoi prendre son temps à chercher à expliquer le monde ? Une découverte scientifique, c’est tellement précaire aussi.

Surtout, n’allez pas prendre froid à manifester le 7 mars prochain : on vous l’a assez dit que le droit du travail, c’était précaire. A ce compte-là, on en serait encore à se demander si cela vaut bien le coup de faire usage du feu : une flamme, c’est carrément précaire ! Bref, on n’en serait jamais sorti, de l’état de nature. C’est bien le comble, pour un syndicat qui veut être le fer de lance de la modernité ! A moins que Parisot ait lâché, sans le vouloir, ce qui constitue la vérité du Medef : invalider tout droit pour y revenir, à l’état de nature.

Mais Evariste s’égare, il est temps qu’il passe la main. Bonne lecture !

Respublica n° 424 du vendredi 03 mars 2006.

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