Une tribune pour les luttes

20 jours en Tunisie Avril Mai 2011

Révolution acte 3 : 5 au 9 mai 2011
actu médiatique, manifs spontanées, confrontations et répression policière.

Christine Karmann

Article mis en ligne le mardi 17 mai 2011

Retour dans ce pays qui m’a réellement ému lors de ma première visite en février mars dernier. (Voir Mille Bâbords : Chroniques de la révolution tunisienne, 26 février-4 mars 2011) 16642, 16712, 16690)

Articles précédents :
Révolution acte 3 : Tabarka (21-23 avril). Mille Bâbords 17509
Révolution acte 3 Tunis, 24 avril : rassemblements. Mille Bâbords 17510
Révolution acte 3 : Tunis, 2 au 5 mai Mille Bâbords
17511


Aujourd’hui 5 mai, un scandale diffusé sur Facebook éclate, relayé dans la presse de tous côtés : Rajhi, ministre de l’intérieur limogé sans explications fin mars (l’explication sous-jacente est qu’il aurait désigné un directeur de sûreté générale de l’ère Ben Ali. Du coup il a été remplacé par Essid, ministre de l’ère Ben Ali, allez comprendre !), dénonce la corruption du gouvernement provisoire. Il balance ainsi l’ancien conseiller de Ben Ali, Kamel Eltaïef, qui serait le marionnettiste de ce gouvernement, orchestrant le retour du RCD. L’ancien ministre insiste sur le fait que des hommes issus des clans mafieux qui entouraient Ben Ali gouvernent toujours dans l’ombre. Il s’inquiète également de la possibilité d’un coup d’état militaire en cas de victoire des islamistes aux élections. Rachid Ammar, qui a gagné l’estime du peuple en refusant de monter l’armée contre les manifestants en janvier, a été promu discrètement au poste de chef d’état major des 3 armées, ce qui lui confère un pouvoir suprême. Me concernant, cela fait écho à une vidéo circulant sur facebook, visionnée il y a quelques jours où un citoyen tunisien s’inquiétait du positionnement de Ammar à un poste aussi important, tous les actes sont ainsi permis à un homme qui a certes désobéi à Ben Ali en janvier, mais qui a tout de même travaillé avec lui pendant des années.
Spontanément, c’est devant le théâtre que se retrouvent les Tunisois-e-s, pour réclamer la démission de ce gouvernement ; les flics aussi qui dans l’après-midi matraquent et embarquent des dizaines de personnes pour des gardes-à-vues de quelques heures, histoire d’empêcher les plus virulents de protester. Le dictateur est tombé, mais la répression continue.

Sur Facebook, un témoignage circule :
par Shiran Ben Abderrazak, vendredi 6 mai 2011, 17:41
Aujourd’hui, je suis allé manger une crêpe sur l’avenue Bourguiba. Je viens d’arriver à Tunis après un mois d’absence. On se balade. On arrive devant le théâtre et on trouve un attroupement de jeunes et de moins jeunes, une cinquantaine de personne, qui scande des slogans anti-gouvernementaux, une manifestation populaire tout ce qu’il y a de plus bon enfant. Les slogans, ni violents, ni obscènes, ni agressifs, ni insultants, sont entrecoupés de moments où tous chantent Humat el Hima, notre hymne national dont nous sommes aujourd’hui plus que jamais si fiers. Les slogans expriment un mécontentement que je partage, c’est ainsi que nous restons aux environs du groupe, qui se déplace vers le terre plein central de l’avenue. La marche s’arrête devant un barrage des BOP (CRS d’ici), au niveau du métro. Les chants et les slogans continuent un petit moment, tranquillement, des gens se dispersent, il reste une vingtaine de personnes et puis tout à coup une voix dit quelque chose d’inaudible au travers d’un mégaphone, ensuite ? Le chaos se déchaîne… l’enfer se produit, un mouvement de foule m’emporte, je me retrouve saisi par des gens qui manquent de tomber, j’aide une personne à se relever, on me pousse vers l’avant, on me fait avancer plus que je n’avance, j’ai l’impression désagréable d’être porté par la foule. Tout à coup l’air devient irrespirable, de notre flanc gauche surgissent des formes sombres qui fondent sur des gens, des tonfas aux poings ils assènent très violemment des coups, je me mets à courir, un BOP me prend en chasse, sur ma droite un compagnon d’infortune est également poursuivi, nous nous entrecroisons, repartons dans un sens diffèrent, ce qui fait trébucher mon poursuivant et perdre le nord au sien, je cours un peu plus vite, et là une grenade lacrymogène tombe à cinquante centimètre de moi, je ne vois plus rien, j’ai mal aux yeux, au nez, aux poumons, mais je sens bien que mon salut est dans la course, nous sommes nombreux à partir dans le même sens. (…). J’arrive sur l’avenue juste pour voir débouler des grosses motos sur lesquels sont juchés deux policiers en civils, les passagers sont armés de gourdins et cherchent à taper les gens qui ne les ont pas vu venir et qui les fuient. (…) Ils saisissent l’homme qui a insulté et le démolissent. Ils ne le tapent pas, non, ils ne le battent pas, non, ils sont cinq, surentraînés, contre un, ils ont des bâtons, des tonfas, des gourdins, et ils le démolissent, sous les regards impuissants de plein de gens… Et nous n’avons rien fait, nous ne pouvions rien faire, nous étions paralysés, terrifiés à l’idée que ce soit nous. Et ils cognaient, cognaient, en l’insultant… Ce fut un long moment, un moment tragiquement long… un moment horrible où l’impuissance est totale. Un moment où l’on se dit que rien n’a de sens… que ceux qui sont censés nous protéger sont en fait les voyous qui nous menacent. Et puis nous nous sommes réfugiés dans un appartement dans l’immeuble. De là nous sommes sortis sur le balcon et nous avons vu une grosse flaque de sang et l’homme étendu par terre inconscient et immobile. Les policiers cagoulés s’en sont allés comme ça, sans même un regard en arrière…satisfaits et contents…

Le « sabotage de la légitimité révolutionnaire », dénoncé par le PCOT dans le communiqué à l’occasion de sa légalisation après 25 ans de clandestinité mi-mars, suit sa route…
Le fait que je cite le PCOT et non les autres partis peut paraître étrange alors que je ne suis pas communiste. Mais, parmi les personnes politisées, c’est au sein de ce parti que je rencontre les personnes qui me donnent envie d’avoir confiance pour la poursuite des objectifs de la révolution. Ils ne feront pas de compromis. Les militants communistes ont énormément souffert de la dictature, torture, arrestations, harcèlement, prison étaient leur lot quotidien. Aujourd’hui, ils peuvent avancer à visage découvert, et sont déterminés à ne pas laisser confisquer la volonté du peuple tunisien de parvenir à une société libre
Leurs militant-e-s participent aux manifestations et me racontent ensuite la violence de la répression pour des manifs qui sont pourtant calmes. Anis et Monji m’expliquent que les modalités de répression sont aussi violentes qu’avant, perpétrées par les mêmes flics. Je rencontre Ryma, jeune militante. Elle a un œil congestionné, des bleus de partout, l’épaule en vrac. La veille, j’avais vu des scènes filmées par un journaliste d’Al Jazira montrant l’agression d’une jeune femme par 5 flics. C’était sur elle qu’on voyait pleuvoir des coups de pieds et de matraque. Ses camarades n’ont pu lui porter secours. Elle m’apprend qu’à l’hôpital, la consultation lui a coûté 116 dinars (un demi mois de salaire minimum) et qu’on a refusé de lui établir un certificat médical… Vendredi, suite à la répression de jeudi, de nombreux journalistes couvrent la manif. Je lis ensuite leurs témoignages : une quinzaine se sont fait poursuivre par les flics, arracher leur matériel, ceux qui cherchent à se réfugier dans le bâtiment de La Presse, sont poursuivis jusqu’à l’intérieur des locaux de leur journal.
Le lendemain matin, des excuses publiques sont données pour l’agression « par erreur  » d’un journaliste. Et rebelote l’après-midi, des journaliste couvrant la manif sont à nouveau agressés « par erreur »…
Une visite à radio Kalima (radio web militante, qui n’est pas autorisée à diffuser sur les bandes FM) confirme le fait que la liberté de la presse n’existe pas dans les médias officiels. «  Avant c’était la presse de Ben Ali, maintenant c’est la presse du gouvernement, rien n’a changé  » me dit Sameh, jeune journaliste. « Notre journaliste a été agressée pendant la manif de jeudi dernier, ainsi que de nombreux autres, la police politique ne veut pas qu’on diffuse des infos sur les manifestations contre Beji Caid Essebsi et le gouvernement  ».

Dans les quartiers populaires, où la révolte s’était déjà exprimée en janvier avant le départ de Ben Ali, les jeunes s’énervent la nuit. Depuis jeudi soir, il y a des contestations sur un mode plus violent. Un pêle-mêle de miliciens du RCD qui sème le trouble pour effrayer la population et de jeunes hommes énervés et déçus par ce gouvernement.
Le couvre-feu a été à nouveau décrété samedi soir pour une durée indéterminée sur Tunis et sa banlieue de 21h à 5h. Ce qui pose un problème pour tou-te-s celles et ceux qui travaillent loin.
Je suis hébergée quelques nuits chez des amis dans un de ces quartiers, à Intilaka. Jusqu’à 2h du matin, on entend des rafales, des bruits de tirs, des bombes à gaz, puis des hélicos survoler la zone... Les mots « cartouche  » et «  lacrymogènes  » reviennent souvent donc les conversations en arabe. Ce sont les armes des forces de l’ordre, ce sont donc eux qui tirent. L’éclairage public est coupé dans le quartier ce qui renforce le sentiment d’insécurité. Des effluves de lacrymo parviennent jusque dans l’appart où je suis avec mes amis. Anis m’explique que le peuple tunisien n’est pas armé, il est difficile de trouver des armes ici. Dans leur parti (marxiste léniniste), ils ne souhaitent pas provoquer de violences, mais la révolution débutée en décembre, actuellement récupérée par ce gouvernement transitoire corrompu. Les communistes soutiennent la contestation populaire qui s’exprime via des manifestations (à Siliana celles-ci se sont mal terminées, des milices venant semer le trouble à la fin). Ahlem me traduit le communiqué du parti paru dimanche 8 mai : le PCOT est accusé de semer le trouble, et affirme être victime d’une campagne hostile de la part de la police politique, des anciens du RCD toujours en place au gouvernement, et de capitalistes qui se sont enrichis pendant la dictature, sur le dos du pays. Le peuple tunisien qui lutte pour ne pas se faire confisquer la révolution, est ciblé. Les militants communistes réclament des enquêtes indépendantes sur la répression et se disent déterminés à poursuivre leur militantisme jusqu’à l’atteinte des objectifs de la révolution (liberté, démocratie, justice sociale) et l’abolition de la répression. Monji me parle des quartiers défavorisés, de la nécessité pour ces jeunes désœuvrés et énervés de trouver une orientation, des islamistes qui cherchent à les récupérer, de la déception qu’ils vivent au quotidien car la révolution à laquelle ils ont participé a été détournée de ses fins. Les émeutes sont le résultat de l’abandon de cette frange de la population par l’ancien pouvoir, et aujourd’hui rien ne change pour eux, ils restent les laissés pour compte. En journée, la condamnation d’Imed Trabelsi est tombée : 2 ans de prison et 1000 euros d’amende… C’est ridicule pour quelqu’un qui a participé au dépouillage du pays.
Dans les régions les contestations et les affrontements continuent également à Kebili, à Siliana, à Kasserine, à Gabès, et ailleurs…

Dimanche soir, le premier ministre Beji Caid Essebsi fait une déclaration télévisée qui fustige ceux qui soutiennent les contestations populaires (réitérant ainsi les attaques contre les militants communistes), il demande au peuple de laisser le gouvernement travailler et remercie les partis qui coopèrent (PDP et Etadjid, déjà présent dans le gouvernement de Ghannouchi, qui est tombé suite au mouvement de résistance de la Kasbah2 fin février).
La haute instance de surveillance des objectifs de la révolution a proposé l’article 15 : inéligibilité de 23 ans pour les membres du RCD. Le gouvernement a baissé cette période à 10 ans, et le premier ministre explique aux spectateurs TV qu’il faut respecter les choix du gouvernement et cette haute instance n’a qu’un rôle consultatif de toutes façons…
En gros « fermez vos gueules, laissez-nous gérer entre politicards et hommes d’affaires et contentez-vous d’aller voter, nous on s’occupe du reste avec nos amis de toujours qui savent gérer un pays ».
Un commerçant montait la garde devant son magasin au centre ville vendredi soir. Il me disait avoir peur à nouveau. « Je ne sais plus en qui avoir confiance. J’ai peur des casseurs, de la police, du gouvernement, de la famille de l’autre, celui d’avant, vous voyez c’est redevenu comme avant, je n’ose même plus prononcer son nom ».

L’espoir d’une transition démocratique pacifiste s’envole petit à petit au vu des provocations du gouvernement tunisien. Je crains plus de violences, mais je ne souhaite pas pour ce pays une pseudo démocratie qui ne serait que la continuité d’avant, avec la complicité des états qui ont leur intérêts ici (dont la France en premier lieu).

La révolution en cours dans ce pays est très importante pour de nombreux/ses militant-e-s de France et d’Europe, où le néo-libéralisme domine et la tendance dominante est à une radicalisation fascisante des pouvoirs politiques en place. Je souhaite que l’espoir insufflé par la Tunisie ne sera pas entâché par un détournement mensonger, je rejoins en cela les militant-e-s d’ici, que j’encourage à poursuivre leur lutte jusqu’au bout.


Concernant l’actualité sur les migrants tunisiens :

Dès que je me connecte, les infos françaises abondent d’infos sur les Tunisiens qui cherchent à gagner l’Europe via Lampedusa, les politiques de droite se surpassent dans leurs prises de position ouvertement xénophobes, dépassant largement les limites du tolérable. Je n’en crois souvent pas mes oreilles et me demande régulièrement dans quel monde on vit. Silence de la gauche, ou un timide appel à une autre forme de régulation de l’immigration ; les infos passent avec un ton d’inquiétude, la peur n’a de cesse d’être alimentée, les élections sont pour l’an prochain, cela se sent...

Une crise diplomatique entre la France et l’Italie est en cours, et l’idée de Sarko donnant des leçons de populisme à Berlusconi me fait sourire, vertement certes. Les accords de Schengen sont illégalement remis en cause (la fermeture des frontières ne peut être motivée que par un danger), tout ceci pourrait être qualifié de ridicule s’il n’y avait pas des vies humaines en jeu, des centaines de disparus en mer.

Pendant ce temps, ici, les réfugiés arrivent toujours de la Lybie voisine. Quelles réactions chez le peuple tunisien ? J’ai pu observer dès février un ami facebooker, originaire du sud, chercher à coordonner une forme d’accueil des réfugiés parmi sa famille et ses proches, lançant des appels pour savoir qui pouvait héberger combien de personnes ; les camps de réfugiés ont été installés dès la fin février, et aujourd’hui encore, les portes des maisons civiles s’ouvrent pour accueillir ceux qui fuient la guerre. Partout dans le pays des points de dépôt de produits alimentaires et de première nécessité sont installés et ceux-ci sont régulièrement acheminés vers le sud.
10 millions de Tunisiens arrivent à gérer dignement l’accueil de 200.000 réfugiés, pendant que 400 millions d’européens paniquent suite à l’arrivée de 20.000 migrants qui souhaitent souvent rejoindre de la famille ou des amis. Je n’aime pas les chiffres, mais là c’est franchement parlant…

Dans le sud Tunisien, des centres d’hébergement ont été installés, des hôtels réquisitionnés et dans des familles, «  il y a des lybien-ne-s accueilli-e-s chez presque tout le monde », nous dit Nasser que nous prenons en stop. « On préfère partager notre misère que leur mort  ». Il nous apprend que 18000 familles lybiennes sont hébergées dans la région de Tataouine, pauvre et délaissée pendant des années des préoccupations de l’état dictatorial. Les touristes sont rares depuis quelques mois, une source de revenus en moins... Je lui parle des Harragas, les brûleurs de frontières qui cherchent coûte que coûte à gagner l’Europe.
Son analyse est que le gouvernement ne rétablit pas pour l’instant les sévères contrôles des gardes-côtes, afin que le pays se vide des jeunes énervés et que la poursuite de la révolution ne puisse se faire. Je ne la partage pas, les vrais «  énervés  » ne cherchent pas à partir actuellement, bien au contraire…

Je cite un extrait du journal « la presse  » du 4 mai : « Un grand nombre de familles lybiennes ont profité de l’ouverture des points de passage de part e d’autre de la frontière pour migrer vers plusieurs villes tunisiennes étant donné que les centres d’accueil dans le sud sont saturés. A Kairouan, on s’attend a accueillir plus d’un millier de personnes dans les semaines à venir. (…) Le tissu associatif est mobilisé, ainsi que les familles kairouanaises, dont beaucoup ont offert de l’argent, des logements, des produits alimentaires et des médicaments (…) leur chaleur humaine, leur bonté et par-dessus tout leur hospitalité. Nous sommes presque gênés par tant de générosité d’un peuple qui vit une période post-révolution , témoigne un père de famille Lybien ».
Kairouan n’est pas une exception, c’est partout la même chose.
A quand un tel exemple en Europe ? jusqu’à quand nous laisserons-nous enfermer derrière une forteresse moribonde ? L’Europe aussi s’est organisée : les charters de l’agence Frontex (chargée de la surveillance des frontières) rassemblent les expulsés de différents pays afin de pouvoir les renvoyer ensemble dans des avions militaires. Ca fait plus propre que dans des avions civils où des activistes cherchent parfois à intervenir, à prévenir les passagers à l’aéroport. Ni vu, ni connu, on expulse maintenant en s’organisant autour de la directive dite «  de la honte  », adoptée en 2009. Je serais curieuse de lire un livre d’histoire du futur, nos « démocraties  » y paraîtront bien sombres… je me demande comment les historiens de demain qualifieront cette époque…

Parmi les jeunes futurs Harragas que je rencontre (oui, il y a encore du monde qui souhaite partir), il n’y a pas de militants, ce sont presque toujours des jeunes non éduqués qui rêvent d’un autre avenir en Europe, car ici ils végètent dans le chômage et la misère. L’image portée par les touristes, par les familles qui rentrent au bled pour les vacances, sont celles de l’opulence matérialiste, et ils se disent qu’ils arriveront à la même chose.
En les questionnant sur leurs revendications concernant la liberté de circulation, je constate que ça les intéresse à titre personnel, et "après moi le déluge tant que moi je m’en sors"... la plupart envisagent de vite se trouver un travail et une femme en France pour avoir un visa via le mariage, ils me regardent incrédules lorsque je leur dis que le visa mariage prendre des années et qu’ils devront revenir ici pour faire les démarches. Les discours se ressemblent : « d’accord, c’est la merde pour ceux qui sont partis, mais moi je vais m’en sortir, je vais échapper aux flics et trouver un travail payé 10 euros de l’heure, comme mon cousin... » me dit Atem. «  Dès que je suis à Lampedusa, j’appelle mon cousin et il vient me chercher » ajoute-t-il. Je tente en vain de lui expliquer que la réalité est autre, il me répond toujours « mais tu veux que je fasse quoi ici, ya pas de travail, pas d’avenir pour moi, en France je peux gagner des sous et aider ma famille  ». Et il cherche à me taxer 100 puis 50 dinars pour l’aider à payer son passage vers l’Italie. Les militants et les diplômés sont au contraire bien conscients que l’Europe ne veut pas d’eux, et que cela ne sert à rien d’aller claquer toutes les économies de la famille pour un voyage dangereux, et pour ensuite se retrouver traqué pendant des jours, des mois voire des années.
J’essaie de questionner. « Mais pourquoi les Français demandent toujours la même chose ? ils sont partis, ils assument, nous on a un pays à reconstruire  » me dit Belgacem. Les militants politiques ou associatifs sont par moments légèrement méprisants envers ceux qui partent, ils les traitent de lâches et d’impatients. Anis tempère : pendant des années, ils rêvaient à fuir, mais les frontières étaient trop bien gardées. « Ils en profitent, ils savent que leur avenir ici sera difficile et ils croient à une possibilité de s’en sortir là-bas. Ils ne sont pas militants, sinon ils resteraient, mais on ne peut pas leur en vouloir de chercher à fuir la misère. »
L’hypothèse émise par un universitaire que j’ai pris en stop est la suivante : le gouvernement laisse faire, ne rétablit les contrôles des garde-côtes, afin de laisser le pays se vider des jeunes qui ont participé à la révolution pour réduire les contestations en cours, me paraît un peu saugrenue au vu du profil de ceux qui partent. En discutant avec des amis, je trouve une explication plus plausible : le gouvernement n’intervient pas, jouant ainsi le jeu populiste européen de la peur et de la xénophobie.

Je suis mal placée ici pour moraliser et dire "ne partez pas", avec un passeport qui m’octroie une liberté de circuler. Je ne me le permets donc pas. J’essaie néanmoins de faire passer le message que c’est dangereux et que l’espoir se trouve ici davantage que là-bas, mais ceux qui sont déterminés à partir le feront coûte que coûte...

Et je continuerai à revendiquer la liberté de circulation pour tou-te-s.

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