Une tribune pour les luttes

Le pilage culturel comme tabula rasa des identités originelles

Un aspect sinistrement "positif" de la colonisation : l’héritage controversé des musées

par Chems Eddine Chitour

Article mis en ligne le jeudi 29 juin 2006

Le musée du quai de Branly des « arts premiers » a été inauguré le 20 juin 2006 à Paris, par le président Chirac, alors que la France s’interroge sur les moyens pour concilier sa diversité culturelle actuelle et son passé colonial.

« Les pays coloniaux conquièrent leur indépendance, là est l’épopée. L’indépendance conquise, ici commence la tragédie. »
Aimé Césaire

Les musées des anciennes puissances coloniales ont été constitués en grande partie grâce à des pillages systématiques des anciennes colonies. Il y a un siècle G. Apollinaire fit campagne dans la presse en faveur de l’entrée de « certains chefs-d’œuvre exotiques » au Louvre. _ Le critique d’art F. Fénéon publia en 1920 une enquête portant sur l’éventuelle admission des « arts lointains » au Louvre. Une certaine ambiguïté, est cependant à noter, pendant longtemps : le regard porté sur cet « art ». Cette condescendance est héritée on l’aura compris, de la certitude de l’Occident d’être le seul, à dicter la norme en tout, même dans l’appréciation de l’art. Ainsi, jusque dans les années 1960, et pour beaucoup d’ethographes européens, cet « art "primitif", relève de l’instinct plus que de l’activité dirigée.

Près d’un siècle plus tard, il semble que le terme « arts premiers » ait été choisi en opposition à « art primitif », imprégné de connotations évolutionnistes. Bien sûr, les stéréotypes ont leur vie propre. Récemment, une affiche du Printemps représentant une femme noire légèrement vêtue, dans une pose à la Joséphine Baker, s’intitulait « Africa Instinct » [1]. _ On retrouve, à s’y méprendre, les réflexes des « zoos humains, de la belle époque des expositions coloniales remplacées à présent par l’art primitif ou premier, de ces mêmes personnes ou de leurs ascendants qui ont un jour, été exposées comme des bêtes fauves pour « apporter du divertissement à l’ennui des Parisiens » du dernier quart du XIXe siècle, comme le pressentait Geoffroy de Saint Hilaire grand spécialiste, devant l’Eternel, des expositions des noirs d’Afrique.

Jacques Chirac fit, le pensons-nous, un discours remarquable, mais très loin de la réalité : « Alors que le monde voit se mêler les nations, comme jamais dans l’histoire, il était nécessaire d’imaginer un lieu original qui rende justice à l’infinie diversité des cultures, un lieu qui manifeste un autre regard sur le génie des peuples et des civilisations d’Afrique, d’Asie, d’Océanie et des Amériques. Il s’agissait pour la France de rendre hommage à des peuples auxquels, au fil des âges, l’histoire a trop souvent fait violence. Peuples brutalisés, exterminés par des conquérants avides et brutaux. Peuples humiliés et méprisés, auxquels on allait jusqu’à dénier qu’ils eussent une histoire. Peuples aujourd’hui encore souvent marginalisés, fragilisés, menacés par l’avancée inexorable de la modernité. Peuples qui veulent voir leur dignité restaurée. »

« Au cœur de notre démarche, poursuit Jacques Chirac, il y a le refus de l’ethnocentrisme, de cette prétention déraisonnable de l’Occident à porter, en lui seul, le destin de l’humanité. Il y a le rejet de ce faux évolutionnisme qui prétend que certains peuples seraient comme figés à un stade antérieur de l’évolution humaine, que leurs cultures dites "primitives" ne vaudraient que comme objets d’étude pour l’ethnologue ou, au mieux, sources d’inspiration pour l’artiste occidental. Ce sont là des préjugés absurdes et choquants. Ils doivent être combattus. Car il n’existe pas plus de hiérarchie entre les arts qu’il n’existe de hiérarchie entre les peuples. Le musée du quai Branly sera, bien sûr, l’un des plus importants musées dédiés aux arts et civilisations d’Afrique, d’Asie, d’Océanie et des Amériques, avec une collection de près de 300 000 pièces. En multipliant les points de vue, il ambitionne de restituer, dans toute leur profondeur et leur complexité, les arts et les civilisations de tous ces continents. Par là, il veut promouvoir, auprès du public le plus large, un autre regard, plus ouvert et plus respectueux, en dissipant les brumes de l’ignorance, de la condescendance ou de l’arrogance qui, dans le passé, ont si souvent nourri la méfiance, le mépris ou le rejet. Loin des stéréotypes du sauvage ou du primitif, il veut faire comprendre la valeur éminente de ces cultures différentes, parfois englouties, souvent menacées, ces "fleurs fragiles de la différence" qu’évoque Claude Levi -Strauss et qu’il faut à tout prix préserver. Car ces peuples, dits "premiers", sont riches d’intelligence, de culture et d’histoire. Ils sont dépositaires de sagesses ancestrales, d’un imaginaire raffiné, peuplé de mythes merveilleux, de hautes expressions artistiques dont les chefs-d’œuvre n’ont rien à envier aux plus belles productions de l’art occidental. En montrant qu’il existe d’autres manières d’agir et de penser, d’autres relations entre les êtres, d’autres rapports au monde, le musée du quai Branly célèbre la luxuriante, fascinante et magnifique variété des œuvres de l’homme. Il proclame qu’aucun peuple, aucune nation, aucune civilisation n’épuise ni ne résume le génie humain. Chaque culture l’enrichit de sa part de beauté et de vérité, et c’est seulement dans leurs expressions toujours renouvelées que s’entrevoit l’universel qui nous rassemble ».(2).

Cette diversité est un trésor que nous devons plus que jamais préserver. A la faveur de la mondialisation, l’humanité entrevoit, d’un côté, la possibilité de son unité, rêve séculaire des utopistes, devenu aujourd’hui la promesse de notre destin. Mais, dans le même temps, la standardisation gagne du terrain, avec le développement planétaire de la loi du marché. Pourtant, qui ne voit qu’une mondialisation qui serait aussi une uniformisation, ne ferait qu’exacerber les tensions identitaires, au risque d’allumer des incendies meurtriers ? Alors que nous tâtonnons, à la recherche d’un modèle de développement qui préserve notre environnement, qui ne cherche un autre regard sur l’homme et la nature ? Dresser, face à l’emprise terne et menaçante de l’uniformité, la diversité infinie des peuples et des arts. Offrir l’imaginaire, l’inspiration, le rêve contre les tentations du désenchantement. Donner à voir ces interactions, cette collaboration des cultures, décrite par Claude Levi-Srauss, qui ne cesse d’entrelacer les fils de l’aventure humaine. Promouvoir, contre l’affrontement des identités et les logiques de l’enfermement et du ghetto, l’exigence du décloisonnement, de l’ouverture et de la compréhension mutuelle. Rassembler toutes celles et tous ceux qui, à travers le monde, s’emploient à faire progresser le dialogue des cultures et des civilisations [2] .

Ambivalence de ce beau discours, ce musée qui se veut une vitrine de l’altérité interdit aux colonisés spoliés - pour cause de visa Schengen, excluant naturellement les anciens colonisés- qui souhaitent venir au moins contempler leurs biens multiformes qui leur ont volées avec la terreur en prime. Qui va, en définitive, contempler le génie des peuples colonisés, des touristes américains ? Polonais ? Hongrois qui ne connaissent pas la symbolique voire la violence de chaque œuvre volé. Pourquoi pas ceux à qui on ferme la porte du supermarché planétaire constitué, plus généralement par l’Europe sur le dos, de leur sueur, de leurs larmes. Cet aspect positif de la colonisation pour la métropole, nous conduit à nous interroger sur l’origine et la provenance du fonds des collections. Cette question de fond est toujours épineuse et maintes fois remise en jeu dans les polémiques : quand les uns parlent de pillage et de spoliation, les autres défendent l’idée de sauvegarde et de mémoire. On est en droit de s’interroger, légitimement, sur les modes d’acquisition de tous ces trésors, des statuettes chupicuaros du Mexique -dont l’une sert d’emblème au musée- aux tapas (tissus d’écorce) polynésiens, en passant par les instruments de musique du monde entier. Plus généralement, ceci concerne l’histoire, certaine fois sulfureuse, des dotations des musées des pays occidentaux.

Si chaque objet exposé pouvait parler il nous raconterait une douleur une violence, un déni de non -droit à ses possesseurs. Ainsi le Louvre qui renferme des dizaines de milliers d’objets qui ont chacun une histoire, nous trouvons à titre d’exemple : les Antiquités orientales, avec plus de 100 000 numéros. Cela va d’une tête d’épingle aux taureaux de Khorsabad, d’un tesson de fouilles au Code d’Hammourabi emprunté à l’Irak. Les textes bien gravés sont en général stéréotypés. Parmi les milliers de tablettes d’argile, : les tablettes cunéiformes. Une centaine d’entre elles sont proposées au public, avec leur traduction. On y trouve des textes sur le commerce, des hymnes aux dieux, des codes de lois antérieurs à celui d’Hammourabi. Et puis, c’est le mythe de la création de l’homme. Tous les mythes à l’origine de notre civilisation sont là. »

Pour Aminata Traore ancienne ministre de la culture du Mali, les musées sont en fait, les résumés des rapines et des butins de guerre des anciennes puissances coloniales . Ecoutons la : « Talents et compétences président donc au tri des candidats africains à l’immigration en France selon la loi Sarkozy dite de "l’immigration choisie" qui a été votée en mai 2006 par l’Assemblée nationale française. Le ministre français de l’Intérieur s’est offert le luxe de venir nous le signifier, en Afrique, en invitant nos gouvernants à jouer le rôle de geôliers de la "racaille" dont la France ne veut plus sur son sol. Au même moment, du fait du verrouillage de l’axe Maroc/Espagne, après les événements sanglants de Ceuta et Melilla, des candidats africains à l’émigration clandestine, en majorité jeunes, qui tentent de passer par les îles Canaries meurent par centaines, dans l’indifférence générale, au large des côtes mauritaniennes et sénégalaises. L’Europe forteresse, dont la France est l’une des chevilles ouvrières, déploie, en ce moment, une véritable armada contre ces quêteurs de passerelles en vue de les éloigner le plus loin possible de ses frontières ».

« Les œuvres d’art, qui sont aujourd’hui à l’honneur au Musée du Quai Branly, appartiennent d’abord et avant tout aux peuples déshérités du Mali, du Bénin, de la Guinée, du Niger, du Burkina-Faso, du Cameroun, du Congo...Elles constituent une part substantielle du patrimoine culturel et artistique de ces "sans visa" dont certains sont morts par balles à Ceuta et Melilla et des "sans papiers" qui sont quotidiennement traqués au cœur de l’Europe et, quand ils sont arrêtés, rendus, menottes aux poings à leurs pays d’origine. A l’heure où le musée du quai de Branly ouvre ses portes au public, je continue de me demander jusqu’où iront les puissants de ce monde dans l’arrogance et le viol de notre imaginaire. Nous sommes invités, aujourd’hui, à célébrer avec l’ancienne puissance coloniale une œuvre architecturale, incontestablement belle, ainsi que notre propre déchéance et la complaisance de ceux qui, acteurs politiques et institutionnels africains, estiment que nos biens culturels sont mieux dans les beaux édifices du Nord que sous nos propres cieux. Les trois cent mille pièces que le Musée du Quai Branly abrite constituent un véritable trésor de guerre en raison du mode d’acquisition de certaines d’entre elles et le trafic d’influence auquel celui-ci donne parfois lieu entre la France et les pays dont elles sont originaires. Alors, que célèbre-t-on aujourd’hui ? Le Musée du Quai Branly est bâti, de mon point de vue, sur un profond et douloureux paradoxe à partir du moment où la quasi totalité des Africains, des Amérindiens, des Aborigènes d’Australie, dont le talent et la créativité sont célébrés, n’en franchiront jamais le seuil compte tenu de la loi sur l’immigration choisie » [3].

« Ne nous voilons pas la face reconnaît, Jean-Yves Martin conservateur en chef du patrimoine la plus grande part des oeuvres présentées est le fait de pillages plus ou moins légalisés par les forces d’occupation françaises au cours des deux derniers siècles. Mais pour écrire l’histoire il faut des faits, des objets, des témoignages matériels et immatériels plus que de bons sentiments ou des lois canalisant le discours historique au gré de l’action des lobbyistes. A cela on a ajouté des collections privées à la réputation sulfureuse.

C’est donc un authentique musée postcolonial qui ouvre au public. Instrument plus que jamais nécessaire à la restitution de l’histoire nationale de ceux qui virent leurs sociétés imploser sous l’effet de l’impérialisme européen. Reste le plus difficile : les acquisitions à venir et les restitutions qu’il faudra bien consentir au fur et à mesure du développement des musées du Sud ».

Il faut donc être vigilant sur l’origine des acquisitions et ne pas craindre la restitution d’Etat à Etat quand il s’agit d’objets emblématiques de l’histoire d’un peuple. La voie est ouverte : manuscrits coréens de la Bibliothèque nationale de France, obélisque d’Axoum rendu à l’Ethiopie par l’Italie, sans oublier la demande du Mexique du Penacho de Moctezuma, couronne préhispanique conservée à Vienne. Et il y a fort à parier que ce mouvement va légitimement s’accentuer dans les décennies à venir. Plus de 90 % des objets ethnographiques de l’Afrique sont conservés dans les collections européennes et américaines [4].

Pour le journal anglais The Economist, "Le projet constitue un effort de conciliation avec les civilisations non européennes à un moment où la France a du mal à digérer les descendants de ces sociétés"."Reste à savoir si les jeunes de la banlieue [en français dans le texte] parisienne, qui ont laissé libre cours à leur colère en brûlant des voitures l’automne dernier, se rueront pour admirer les œuvres d’art de leurs ancêtres", s’interroge le magazine. La sentence tombe dans les pages du quotidien britannique The Independent, pour qui "ce musée sera sans doute l’une des seules choses dont on se souviendra des dix années de Jacques Chirac à l’Elysée."

En conclusion, Jacques Chirac a malgré tout raison de dire que « cette ambition, la France l’a pleinement faite sienne, car elle est conforme à sa vocation, celle d’une nation de tout temps éprise d’universel mais qui, au fil d’une histoire tumultueuse, a appris la valeur de l’altérité. Plus que jamais, le destin du monde est là : dans la capacité des peuples à porter les uns sur les autres un regard instruit, à faire dialoguer leurs différences et leurs cultures pour que, dans son infinie diversité, l’humanité se rassemble autour des valeurs qui l’unissent ». Il est indéniable que la restitution de la mémoire aux pays anciennement colonisés- notamment par le retour au pays des fragments d’identité » est à coup sûr un signe fort de rédemption des anciennes puissances coloniales. Nul doute que la dimension culturelle devrait de notre point de vue structurer un hypothétique traité que l’Algérie et la France ambitionnent de signer.

Chems Eddine Chitour

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Notes

[1Hors-Série n° 3 Musée du Quai Branly / Les nouvelles psychologies - juin 2006 www.scienceshumaines.com.

[2J. Chirac : Allocution à l’occasion de l’inauguration du musée du Quai de Branly. Paris mardi 20 juin 2006

[3Aminata Traore : Droit de cité Nouvel.Obs. 23/06/2006 Article paru dans l’édition du 21/06/2006

[4Jean-Yves Marin. Un musée postcolonial. Le Monde 20/06/2006

[5Hors-Série n° 3 Musée du Quai Branly / Les nouvelles psychologies - juin 2006 www.scienceshumaines.com.

[6J. Chirac : Allocution à l’occasion de l’inauguration du musée du Quai de Branly. Paris mardi 20 juin 2006

[7Aminata Traore : Droit de cité Nouvel.Obs. 23/06/2006 Article paru dans l’édition du 21/06/2006

[8Jean-Yves Marin. Un musée postcolonial. Le Monde 20/06/2006

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