Bien décidée à « requalifier » la plus grande place de Marseille, la mairie a pour abcès de fixation le marché qui y campe trois fois par semaine et attire une population qu’on ne veut plus voir en ville. C’est que le souk, le bazar et toute la smala des vendeurs de rue incarnent aux yeux des élites un commerce honteux qu’il faut éradiquer à tout prix. Mais plus que la fin d’un marché populaire, c’est l’essence même d’une ville portuaire que l’on condamne à mort. Chronique sur le vif.
Jusqu’au bout, on n’arrive pas à y croire. Samedi 29 septembre 2018, dernier jour officiel du marché de La Plaine, place Jean-Jaurès. Chez les clients, les marchands, les mamies qui viennent y chercher de la chaleur humaine autant qu’une livre de haricots écheleurs, l’émotion est palpable. Comme disent Monique et sa compagne, vendeuses de prêt-à-porter féminin : « C’est la fin d’un monde. Ils ne veulent plus de nous. »
De crainte que les forains ne se cabrent (des panneaux « stationnement gênant » annoncent l’entrée en action type Blitzkrieg d’une armée de poseurs de palissades pour fermer l’esplanade dès 13 h), le pacha de l’Hôtel de ville a fait un geste. Alors que, la veille encore, il sommait le préfet de « faire respecter l’ordre républicain » en lançant les CRS contre les « quelques individus » qui paralysaient les autoroutes d’accès à Marseille, Jean-Claude Gaudin a accepté de les recevoir lundi 1er octobre. « Si, évidemment, ces derniers ont levé toute forme de blocus d’ici là. » Il promet, en échange, que le chantier de La Plaine ne démarrera pas avant qu’un accord soit trouvé. Il était temps. Si les journaux parisiens (nationaux ?) ignorent ce conflit qui menace de mettre le feu à la deuxième ville de France, La Provence titre « Blocus » en grosse manchette. Des travailleurs du port saluent pour leur part ceux de la place Jean-Jaurès : « La prochaine fois, on bloque ensemble, on a un ennemi commun. » Oui, il était temps.
Zad de La Plaine
Outre les blocages d’autoroutes, préfecture et mairie ont beaucoup fantasmé sur le spectre d’une Zad urbaine. Les RG évoquent un noyau de 200 énervés prêts à construire des cabanes dans les tilleuls et à s’opposer à l’avancée des tractopelles. Mais là, un tour d’écrou de plus vient pincer le muscle dans la poitrine des élus : et si les forains refusaient de remballer ? Et si une Zad à Marseille, c’était un souk permanent ? Doc Youcef le vélomane le préconisait entre deux réparations : « Il faut arrêter le chantier en plantant des tentes et en déclarant le marché ouvert 7 jours/7 et 24 h/24 ! »
Plaisanterie à part, la fraternisation des habitants avec les gens du marché préoccupe ceux qui dénigraient les opposants – « une bande de punks à chien qui aime casser des canettes et faire caca par terre » (dixit le poète Chenoz [1] )…
Le marché tri-hebdomadaire de La Plaine n’est pas qu’un marché de quartier. L’espèce de plan social à la hussarde qu’impose le service des emplacements publics à 300 marchands forains en prétendant les disperser aux quatre vents, qui sous une bretelle d’autoroute, qui sur le port de l’Estaque, n’est que l’aspect le plus criant d’une guerre de position. Il s’agit de casser une dynamique qui lie encore le centre-ville aux quartiers populaires, pour le faire basculer du côté des quartiers Sud, plus huppés.
« Sans La Plaine, on est morts »
« C’est pas que pour défendre mon gagne-pain ! », lance Manu par-dessus son étalage. Avec sa dégaine de hipster tout-terrain et sa gouaille nordiste, il martèle : « Du boulot je peux m’en réinventer ailleurs. C’est ma dignité d’homme que je défends, là. » Vendredi 14 septembre, lors de la venue de Macron et Merkel à Marseille, Hichem a sorti le barbecue, deux ou trois transats, un parasol, qu’il a posés au milieu de la Canebière bloquée par des dizaines de forains, en face de la chambre de commerce. Deux collègues gitans s’y sont installés avec une guitare et ont balancé une rumba. La scène voulait dire beaucoup : le collectif forain, divisé et méprisé, a retrouvé sa fierté. Et la joie de faire front, même si c’est le dos au mur.
Milou, forain journalier depuis dix ans, raconte : « Un jour, j’ai fait remarquer à un placier qu’il y en a qui sont titulaires [d’un emplacement au marché] alors qu’ils sont arrivés après moi. Il me répond que je suis bien con… Ça veut dire quoi, d’après toi ? » On les a bien baladés, les forains de La Plaine. Persuadée qu’elle les tient par l’entrejambe, l’élue chargée des marchés, Marie-Louise Lota, leur parle avec dédain : « Vous vendez trop du bas de gamme. » Son âme damnée passait la main dans le dos des uns et des autres : « On compte sur vous pour le futur marché, ce qu’on ne veut plus, c’est des barbus. » Ou : « Vous les Gitans, on vous mettra sur la place de La Joliette, vous verrez, vous serez bien. » Ce à quoi les intéressés ont répondu : « Non, nous on reste avec les Noirs et les Arabes. »
Les gens savent bien que ce marché est un tout. Les soldeurs et les fripiers font locomotive. Ils attirent le public et tout le monde en profite. Les commerçants sédentaires de la rue Saint-Michel aussi : les jours de marché, leurs ventes augmentent, et pas qu’un peu. C’est une alchimie à la fois rugueuse et fragile, un marché. On n’y touche pas impunément. « On veut rester là. À la limite, on pourrait accepter de bouger à côté pendant les travaux, mais ensemble. Et on s’appellera “ marché de La Plaine en exil ”, lâche Dalila dans un sourire. Sans La Plaine, on est morts. »
Sur son stand, le Nigérian Dolapo taille un cliché en pièces : « Les gens croient que si on vend si peu cher, c’est qu’on deale des trucs tombés du camion. Hé non, c’est pas volé ! Regarde les Manouches, c’est les rois du déstockage. Ils font la tournée des boutiques avec des liasses de billets et ils proposent de débarrasser le commerçant de la collection qui lui reste sur les bras. Il y en a qui sont même branchés avec des directeurs de vente d’hypermarchés ! » Et ces mêmes directeurs espionnent le commerce de rue pour voir ce qui marche et à quel prix…
Diviser pour mieux régner
La promesse initiale du cahier des charges de la Soleam – deux tiers du marché maintenu et le tiers restant relogé à proximité – s’est réduite comme peau de chagrin. Dans un deuxième temps, seuls 80 forains allaient rester sur la place pendant les travaux. Soi-disant choisis selon des critères d’ancienneté et d’assiduité… Mais chassez le clientélisme, il revient au petit trot. À la sortie d’une réunion en mairie, le forain Bakouche lâche à une journaliste : « La discussion ? C’est pas une discussion, Madame, c’est une requalification. Ils requalifient les forains. […] Tu veux que je te dise comment les 80 qui resteront ont été choisis ? Par catégorie d’origine. Ils ont pris 20 de telle origine, 20 de telle autre, et ils ont nettoyé le problème comme ça. »
« La place sera totalement fermée pendant les travaux pour des raisons de sécurité et de salubrité », a finalement tranché une lettre adressée aux forains le 1er août 2018. Pompier pyromane, Mme Lota a eu le culot de rejeter la faute de l’annulation du phasage des travaux sur les forains : selon elle, ils allaient s’étriper pour une place, mettant la clientèle en danger. Elle les somme de choisir un « site de repli » parmi huit proposés. Des sites inhospitaliers, où rien n’a été préparé pour leur arrivée. Et puis, « la dame qui m’achète du tissu, si elle cherche aussi des chaussures, je vais lui dire de prendre le bus et d’aller à l’Estaque ?,interroge Raphaël. Avec quoi ils pensent, à la mairie, avec le cul ? »
Sciemment divisés par communautés, par statuts (journaliers, titulaires, pistonnés…), les gens du marché ont réagi à l’annulation du phasage des travaux. Tout le monde s’est retrouvé nivelé par le bas, partageant la même précarité quant à leur avenir. Résultat, les rangs se sont resserrés. Les journaliers, qui ne participaient pas aux mobilisations parce qu’ils allaient de toute façon « gicler », se sont joints à la protestation. En masse, plus de la moitié des marchands se sont affiliés à un même syndicat, celui des marchés de France, qui « défend une éthique des marchés populaires ».
Disperser les indésirables
Après les premières manifs, la mairie a gagné une semaine de répit avec la promesse d’une réunion sous les auspices de la préfecture. Jeudi 13 septembre à 22 h 30, après trois heures de palabres, Mme Lota fait mine de céder sur un point. Alors qu’elle affirmait que les forains devraient se réinscrire individuellement une fois la place rénovée (ce qui est illégal), voilà qu’elle jure, par écrit, que tous les titulaires seront réadmis. Tous ? Sauf ceux qui auront changé de métier, asphyxiés par trois ans de disette… Et les journaliers, sacrifiés sans considération. Si un des délégués est sorti les bras levés en signe de victoire, un camarade l’a prestement ramené à la réalité : « Oh, tu es entré forain et tu ressors syndicaliste ? »
Car la question est de savoir comment survivre pendant le chantier. Pour la relocalisation provisoire, Mme Lota consent à donner une semaine au syndicat pour « modéliser » sur plan une éventuelle installation sur le boulevard Chave, à côté de la place. Mais dès le lendemain, la maire de secteur s’offusque à l’idée de voir débouler la smala dans son quartier. Deux jours plus tard, le directeur du service des emplacements passe en coup de vent pour distiller ce qu’on savait déjà : malgré ce qu’avait annoncé La Provence (« Ce sera Chave »), la promesse n’engageait personne. Retour à la case « dispersion ». À une semaine du début présumé des travaux, l’incertitude règne.
L’ombre du chantier avance comme un monstre titubant, à la fois chapacan [2] et prêt à piétiner tout ce qui permet ici la présence des indésirables. Il est là pour durer, jusqu’à ce que les gens oublient l’usage qu’ils avaient des lieux. Jusqu’à provoquer suffisamment de faillites et de fuites d’habitants pour faire table rase avant que des investisseurs bien rencardés raflent la mise. Mais cette seconde étape dans des opérations spéculatives fait souvent pschitt à Marseille. Les paysages urbains dernièrement requalifiés ressemblent à des déserts.
Qu’importe, Gérard Chenoz a toujours le mot pour rire : « Les touristes, ils ne demandent pas qu’on enlève les Arabes, blague-t-il à la fin d’une réunion avec des commerçants du quartier inquiets des effets dévastateurs du chantier. Ils veulent juste qu’on balaye un peu plus les rues. Alors je piétonnise et ça va devenir un quartier branché. » Et Hichem de traduire : « Chenoz ne parle pas comme un élu, mais comme un gouverneur colonial. »
« Ils ont voulu la guerre »
Il y a, parmi ces marchands ambulants qu’on regarde de haut, de vrais philosophes de combat. Dolapo a étudié au South Bank Polytechnics de Londres avant que les aléas de la vie l’amènent à vendre des parfums et des sous-vêtements féminins sur les marchés du sud-est de la France : « Shakespeare disait que le bien que font les hommes est souvent oublié après leur mort, mais le mal, lui, persiste. C’est peut-être ce petit goût d’immortalité que recherche Mme Lota en nous maltraitant ! » Avant de partir d’un grand rire : « Mais c’est lui faire trop d’honneur. Cette dame n’a pas la carrure d’un personnage shakespearien ! »
Samedi 29 septembre, à la fin du dernier marché, s’est déroulée une scène encore inimaginable quelques jours auparavant. Une réunion commune, où des forains et des foraines, les représentants de leur syndicat, des riveraines, des membres de l’assemblée de La Plaine, des jeunes décidés à ne pas laisser couper les arbres et quelques Insoumis ont partagé un micro ouvert pour parler stratégie. Tristesse et colère étaient étroitement mêlées. Mais aussi le sentiment qu’une situation inédite autorisait quelques espoirs. Tout n’est pas encore perdu. Que le vieux maire se sente obligé de recevoir des gens qu’il a ignorés, puis traités – la veille encore – d’illégitimes fauteurs de trouble, révèle l’instabilité de sa fin de règne. Et prouve aussi que la cause de La Plaine est maintenant reconnue dans toute la ville.
En verve, Hichem entreprenait ainsi un automobiliste coincé lors d’un blocage, le 7 septembre dernier : « Où vous allez, avec votre petite famille, quand vous voulez vous promener dans un endroit sympa, où les gens se mélangent paisiblement ? Y a pas 36 solutions : sur les plages, au stade ou au marché de La Plaine. Il faut défendre La Plaine, Monsieur, c’est le cœur de Marseille ! » Ayant grandi dans le quartier, le jeune homme à la barbe en pétard a été bercé par les chansons de Bob Marley dans l’épicerie de son père. Lui aussi utilise les armes de l’esprit : « Ils ont voulu la guerre et ils vont la perdre, parce qu’ils ne nous laissent aucune issue. Comment il s’appelait déjà, le philosophe chinois des champs de bataille ? Il disait “ Si tu veux prendre une ville, encercle-la, mais laisse une porte de sortie pour que les faibles puissent s’enfuir. Sinon, s’il est acculé, un gentil berger est capable de te tuer six ou sept soldats ”. Cette mairie, si elle voulait mettre le feu aux poudres, elle ne s’y prendrait pas autrement. »
Bruno Le Dantec
[1] Gérard Chenoz, adjoint au maire chargé des Grands projets d’attractivité et président de la Soleam, établissement public à la manœuvre dans les opérations de rénovation urbaine.
[2] « Chapacan » : « bras cassé », en marseillais.
[3] Claude Valette, ex-adjoint au maire délégué à l’urbanisme, dans Le Figaro du 18/11/2003.