Véritable fourre-tout répressif, la loi « confortant les principes de la République » s’en prend particulièrement au secteur associatif. Entre chantage aux subventions et possibilité accrue de dissolution des associations frondeuses, ce texte est une arme de musellement massif. Décryptage.
Mise au pas des réseaux sociaux, réforme de la réglementation encadrant les cultes, interdiction des certificats de virginité et de l’instruction à domicile… Derrière son racolage islamophobe de l’électorat RN, la loi « confortant le respect des principes de la République », dite loi « Séparatisme », modifie en profondeur des piliers législatifs plus que centenaires : loi de 1882 sur l’instruction, loi 1901 sur les associations, loi 1905 sur la séparation des Églises et de l’État. Du Conseil d’État à la Défenseure des droits, de la Commission nationale consultative des droits de l’homme à Amnesty International : le texte inquiète bien au-delà des militants les plus énervés.
Et pour cause, le décalage entre le discours gouvernemental et la loi est orwellien : présentée comme un texte de libertés et de protections, la loi « Séparatisme » ne parle que d’encadrement, de contrôle et de sanction. Elle a été adoptée en première lecture par l’Assemblée nationale le 16 février.
La république des maîtres chanteurs
« Pas un euro d’argent public aux ennemis de la République ! », proclament Marlène Schiappa et Sarah El Haïry [1] dans une tribune publiée par Libération [2]. Le slogan des deux membres du gouvernement en charge du volet associatif du projet de loi doit s’entendre comme un véritable chantage à la subvention.
Car l’article 6 du texte conditionne tous les financements des associations à la signature d’un énième « contrat d’engagement républicain » aussi inutile que dangereux. Comme le dit Benjamin Sourice, animateur de la Coalition pour les libertés associatives, « ce contrat n’est pas nécessaire. Sa seule fonction est de conforter le pouvoir discrétionnaire des financeurs publics sur la base de prin cipes apparemment consensuels mais en fait très flous et disputés. »
Comment, en effet, interpréter l’expression « prosélytisme abusif » dont les associations subventionnées seront tenues de « s’abstenir » ? Comment ne pas imaginer les dérives possibles derrière l’obligation à « ne pas causer de trouble à l’ordre public » ? Comment comprendre l’injonction faite aux associations de « respecter l’emblème national, l’hymne national et la devise de la République » ?
Bâillonner les associations
Coup d’œil dans le rétroviseur. Début juin 2018, la direction de la CAF (Caisse d’allocations familiales) de la Dordogne suspend l’équivalent de 300 000 € de subventions à deux maisons de quartier de Bergerac pour avoir ouvert leurs portes tardi vement en période de ramadan : une atteinte à la laïcité selon l’institution. Il a fallu l’intervention du maire – et des justifications d’ordre purement logistiques – pour que la CAF revienne sur sa décision.
Encore en 2018, la Fédération des associations de solidarité avec tou·tes les immigré·es (Fasti) voit le vote de sa subvention au conseil municipal de Paris suspendu. Pierre Liscia, élu (de droite) du 18e, reproche à l’association de dénoncer un « racisme d’État » et « une politique coloniale » dans les DOM-TOM. Un an plus tard, en 2019, c’est un député LR de l’Essonne, Robin Reda, qui accuse la Fasti de « justifi[er] les attentats de 2015 ».
Plus récemment encore, l’association Action droits des musulmans (ADM), qui « défend les victimes de discriminations en leur apportant un soutien juridique et pratique », se fait fermer son compte par la BNP et se trouve empêchée d’en rouvrir un dans plusieurs autres banques sans aucun motif. Soutenue par sept organisations – dont la Ligue des droits de l’homme et Amnesty International – la fondatrice d’ADM soupçonne une intervention de « services de l’administration hostiles [3] » à son association.
Pas besoin de réfléchir longtemps pour deviner le sort de toutes ces organisations une fois la nouvelle loi en vigueur : le 2 février dernier, après avoir dénigré « des associations de défense des droits de l’homme [qui] s’inquiètent [...] sans aucune raison », Gilles Clavreul, haut fonctionnaire et membre du Printemps républicain, renforçait la légitimité de leurs craintes. À la question d’un journaliste de Marianne, « Une association qui défend l’idée qu’il y a un racisme d’État ne devrait pas bénéficier de subventions ? [4] », il répondait sans hésiter : « Oui. »
Bercy sur le dos des assos
Bien qu’ils l’aient probablement écrite avec le seul « séparatisme islamiste » en tête, les rédacteurs de la loi ne pouvaient pas cibler ostensiblement les musulmans, au risque de se faire retoquer une loi déjà largement contestée. Résultat : les termes sont larges, englobants, et concernent, in fine, toutes les associations.
Exemple : en plus de conditionner les subventions, le « contrat d’engagement républicain » s’applique également aux associations qui demandent un agrément pour agir en justice. Sur cette question, la situation actuelle est déjà très tendue. On se rappelle les mésaventures de l’association Sherpa, l’une des rares à être habilitée à se porter partie civile dans des affaires de corruption. En 2018, Nicole Belloubet, alors garde des Sceaux, bloquait sans justification son renouvellement d’agrément, empêchant l’association de faire son travail. Il fallut attendre plusieurs mois et une mobilisation [5] pour que sans aucune justification, l’association récupère son agrément.
Autre exemple : dans un échange entre le Premier ministre et la Cour des comptes [6] au sujet de l’article 10, Jean Castex annonce clairement qu’il s’agit de permettre à Bercy (le fisc) de contrôler plus étroitement les associations dites « d’intérêt général » qui permettent à leurs donateurs de bénéficier de remises d’impôt. Comment, dans ce cas, ne pas faire le lien avec les récentes pressions contre l’association Anticor qui se fait, elle aussi, une spécialité de signaler des faits au parquet et de relancer des affaires de corruption enterrées ? Depuis août 2020, elle se voit bloquer son renouvellement d’agrément et est sommée par le Premier ministre de révéler l’identité de son plus gros donateur.
Bazooka législatif
Mais le projet de loi ne se contente pas de fragiliser les assos en les frappant au portefeuille ou en les empêchant de faire leur travail. Il vient jouer dangereusement avec la mesure la plus liberticide en matière de contrôle du secteur associatif par l’État : l’arme lourde de la dissolution. L’article 8 du texte élargit les possibilités de recours à cette mesure administrative, utilisée récemment contre le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF). Le motif d’organisation de « manifestations armées dans la rue » se retrouve ainsi complété par un beaucoup plus malléable « agissements violents contre les personnes et les biens ». Qu’en sera- t-il des associations qui mènent des actions coup-de-poing pour faire entendre leurs revendications ? On pense aux activistes écologistes de Youth for Climate qui, en février 2020, avaient redécoré les locaux du gestionnaire d’actifs BlackRock. On pense aussi à Act Up qui ciblait les entreprises pharmaceutiques ou encore aux actions de désobéissance civile de Greenpeace...
Autre modification majeure : désormais, pourront être imputables aux associations des actes « commis par un ou plusieurs de leurs membres agissant en cette qualité, ou directement liés [à leurs] activités ».
« La violence de l’attaque envers le monde associatif est du même niveau que celle qu’on a connue au moment de la suppression des emplois aidés », jauge Jean-Baptiste Jobard, du Collectif des associations citoyennes (CAC). Restreindre et encadrer les financements publics, contrôler et surveiller les financements privés, faire peser une épée de Damoclès au-dessus de la tête de chaque asso qui l’ouvrirait un peu trop. Mises bout à bout, ces différentes mesures dressent un tableau général cohérent : l’accroissement du musellement des associations.
Par Ettore Fontana
[1] Respectivement ministre déléguée à la Citoyenneté et secrétaire d’État à la Jeunesse et à l’Engagement.
[2] « Le contrat d’engagement républicain nous protège » Libération (25/01/2021).
[3] « Une association de défense des droits des musulmans dénonce la fermeture de son compte chez BNP Paribas », Le Monde (02/09/2019).
[4] C’est le titre de l’entretien (02/02/2021), que l’on peut lire ici.
[5] « Qui veut empêcher Sherpa d’agir contre la corruption ? », Blogs.mediapart.fr (21/03/2019).
[6] Lettre du 10 février, accessible ici.