L’appel à dons est un procédé courant auquel recourent bon nombre d’associations lorsque leurs trésorerie se tarit, notamment celles qui ne bénéficient d’aucune subvention. C’est le cas de notre association bien connue Mille Bâbords. Disons-le tout net : pour ces structures-là, la démarche n’a rien d’une partie de plaisir ; si Mille Bâbords le pouvait, elle s’en passerait volontiers. Sauf à omettre un fait regrettable : les années passent mais les rentrées d’argent ne suffisent jamais à compenser les frais. D’ailleurs, ces frais, c’est simplement le loyer et l’entretien du local (électricité chauffage, eau, téléphone et internet, assurance, taxes, matériel divers pour une part minime). Donc comment faire ? À partir de cette question d’une consternante banalité, des constats émergent qui dépassent de beaucoup le cadre strict des finances, et invitent à revoir le fonctionnement de manière plus globale. Ce qui laisserait présager plus de cohérence et de fluidité dans l’organisation, à plusieurs niveaux.
Un premier constat, c’est qu’autour de 4000 visites quotidiennes sur le site font de Mille Bâbords une association remarquée et bien vivante. Ces 4000 visites et plus laissent raisonnablement supposer trois mille utilisateurs réguliers, voire cinq mille occasionnels ; mais peu importe ici l’approximation. Car le nombre des individus adhérents pour cette année 2022 se monte à 71, et celui des associations à 37. Logiquement, on s’attendrait à plus.
La différence entre le nombre d’adhésions comparé à celui des visites révèle un paradoxe manifeste. Toutefois, cette différence ne saurait aucunement oblitérer l’intérêt évident porté à Mille Bâbords, bien au contraire. Car en dehors de cette donnée quantitative (un nombre signifiant de visites), viennent s’ajouter les marques ponctuelles de sympathie, d’encouragements, les remerciements, l’utilisation croissante du local et, bien sûr, les réponses spontanées aux appels à dons qui sauvent les meubles quand la boutique prend l’eau ; phénomène récurrent que les adhérents connaissent bien.
Néanmoins, ce qui est moins manifeste au dehors mérite qu’on y insiste. Car cliquer, utiliser des locaux, verser une cotisation ou un appui financier, lire ou publier un article, consulter l’agenda, diffuser un événement grâce à cet agenda, domicilier son association, emprunter un livre ou une revue (gratuitement), s’inscrire aux newsletters, ou pas… tout cela est facilement discernable, vu de l’extérieur. En revanche, la face cachée, l’envers du décor, c’est toute la mise en œuvre obligée en amont, si on veut que tout cela fonctionne. C’est malheureusement un des travers du numérique que d’occulter et de rendre insignifiants des gestes absolument fondamentaux, incontournables, qui font que, sans eux, Mille Bâbords cesserait d’exister, avec toutes les répercutions sur l’ensemble des activités et leur rayonnement, sur le tissu social et associatif, etc.
Le deuxième constat, c’est donc par-dessus tout et d’autant que cela se passe en coulisses, une immense somme de gestes militants que vous ne pouvez même-pas-imaginer-et-ce-n’est-pas-vraiment-votre-faute. L’outil internet, voire même la facilité d’utilisation (plus matérielle) du local, font perdre de vue cette réalité, détachée de sa globalité.
Le militantisme pur et simple d’une, deux poignées de personnes tout au plus, c’est, du côté financier, aucun frais de transports, de compensations d’aucune sorte, aucun profit individuel particulier. Jusqu’aux apéros, aux divers objets liés aux taches courantes de l’entretien, qui proviennent surtout de la poche des quelques désintéressé.e.s. Les sommes provenant des dons, adhésions, braderies de livres, mises à disposition du local pour les associations, sont exclusivement réservées à la location du local et aux frais afférents. Avec ça, l’agence immobilière se moque bien de remplir ou pas ses propres obligations d’entretien du bien qu’elle gère, sans pour autant oublier d’augmenter à intervalles le loyer. Ce qui veut dire, pas un seul euro jeté par les fenêtres, presque toute l’installation étant du matériel de récupération. Pour résumer, au total, cela représente quelque 10 000 euros de frais fixes annuels, une peccadille en regard du rôle central de Mille Bâbords dans le mouvement social. Peccadille certes, mais réellement incompressible.
Pour ce qui est du temps octroyé afin que les activités aient lieu (donc consacré à l’objet de l’association), cela représente chaque semaine, depuis vingt et un ans, pour la poignée de personnes qui veulent bien s’y coller, des centaines d’heures de permanences et de veille au local, à la maison et au téléphone, de démarches, rencontres, recherches, prises de décisions, de vigilance, de rendez-vous, de va-et-vient, de réponses aux sollicitations en tous genres, de conseils… Et avec ça, cahin-caha tout fonctionne, les ampoules sont changées, les poubelles vidées, les torchons et le plaid du canapé lavés, les prises réparées, les déchets triés, le chauffe-eau est en état, l’arrière-cour rangée et nettoyée, beurk ! la vaisselle faite, l’entretien sanitaire effectué, le rideau anti froid confectionné, le filet antivol aux rayons de la bibliothèque inventé et installé, le rétroprojecteur opérationnel, la clé remise au bon moment, les factures sont acquittées, le robinet il fuit plus. D’évidence, ces gestes ordinaires ne se font pas tout seuls, sous l’effet de la baguette magique qui n’a jamais existé. La technologie n’y est également pas pour grand-chose, ce sont les camarades qui se chargent de tout, avec autant de naturel que d’humilité. Chapeau ! On n’insistera jamais assez sur cet aspect de la question, sans savoir à quel point il est essentiel et représentatif de l’esprit de Mille Bâbords : Servir, non se servir, oui oui ! Quelle institution gouvernementale, combien d’élu.e.s, de structures associatives ou syndicales peuvent en dire autant ?
Cette mise au jour est juste destinée à donner davantage de sens et de lucidité à nos agissements de sympathisant.e.s qui ont souvent la tête dans le guidon, et oublient qu’ils pédalent sur le même vaste terrain, avec d’autres, dans la même direction. Surtout, elle ne permet même pas aux camarades de pousser un cocorico triomphal ! Car, une fois par an, malgré tous ces efforts, malgré toutes ces bonnes volontés, il manque autour de 3000 euros pour boucler les comptes, entendez : pour que Mille Bâbords ne mette pas la clé sous le paillasson. Bon. Et bien c’est beaucoup trop de soucis. Et signe que quelque chose n’est pas à sa juste place.
Cette mise au point conduit à un autre constat, ou du moins à poser une ultime question. Nous, associations ou individus qui utilisons diversement Mille Bâbords, ne serait-ce qu’en cliquant sur l’agenda de La semaine (un travail colossal), pourrions-nous jouer le jeu autrement ? « Autrement », cela peut signifier en premier lieu : comprendre que Mille Bâbords, association d’associations, éprouve le besoin pressant que nous intégrions davantage ces coulisses dans nos réflexions concernant nos propres activités, concernant notre propre usage de cette asso qui suscite tant de motivations. Comprendre… afin d’être en capacité de faire une estimation plus juste de notre avenir. Car la question de savoir comment organiser la réflexion militante dans un contexte à venir potentiellement plus sombre, se posera forcément à plus ou moins longue échéance. Nous projeter dans le futur est donc une façon simple de réajuster nos gestes dans le présent, il en va tout bonnement de notre propre intérêt. Pour rappel, l’efficacité du système de péréquation, c’est une recherche d’équilibre qui consiste à agir aujourd’hui en prévoyant demain, à solliciter les nantis pour aider les démunis, à considérer les questions locales sans perdre de vue les systèmes dans leur globalité, à évaluer nos choix ici en considérant leurs répercussions à l’autre bout de la planète.
Comment peut-on appliquer ce raisonnement au cas Mille Bâbords ? Sans doute est-il possible, désormais, de prendre conscience des liens organiques qui existent entre nos clics quotidiens et l’organisation générale évoquée ci-dessus ; de prendre la mesure de notre responsabilité à trouver comment pérenniser ce lien, d’une manière ou d’une autre qui peut même prendre la forme de quelques euros ; sans doute peut-on sentir un intérêt nouveau à voir les choses de plus près, à rencontrer les personnes, ne serait-ce que par une présence occasionnelle aux Conseils d’administration, aux assemblées générales annuelles ; ou bien en trouvant le geste, l’endroit ou la manière de participer jugés les plus utiles, SANS ATTENDRE LE MOMENT OÙ J’EN AURAI VRAIMENT BESOIN. On peut également se remettre en mémoire que si le local est mis à disposition en échange d’une participation aux frais, il ne s’agit nullement d’une location qui prendrait en compte les anicroches (oublier de remettre un livre en rayon, d’éteindre le chauffage ou la plaque de cuisson, le coup de balai, la vaisselle) ; et aussi que, si je veux programmer un événement dans l’agenda, je ne saurais imaginer sérieusement qu’un logiciel sera capable de transformer une image ou un document pdf. en annonce soignée, ou que Germaine saura y pourvoir.
Vos commentaires
# Le 22 septembre 2022 à 09:55, par philippe En réponse à : Lettre ouverte d’une adhérente. Le futur s’écrit dès à présent
Je reste convaincu qu’une des solutions à ce problème récurent du manque de moyens reste la multiplication des petites sommes mensuelles. Dans ma pratique quotidienne des outils "militants", je connais au moins une revue et une maison d’édition qui fonctionnent comme cela depuis des dizaines d’années : malgré le peu de membres, un versement mensuel programmé à la banque. Ca nous coute guère plus qu’une dizaine d’eurois mais nous ne le voyions pas passer chaque mois et, au bout du compte, cela fait un vrai revenu pour l’association....
Je pense que, plus que jamais dans la période actuelle, le genre d’outil que constitue Mille Babords va devenir indispensable. Il faut lui donner les moyens de vivre, non pas confortablement mais au moins sans le souci permanent de la survie !