Ces dernières semaines, et même après le 7 mars, trois quarts des salariés de ce pays soutenaient la perspective de la grève reconductible. Jamais nous n’avons connu une telle unité politique de notre classe. Jamais nous n’avons profité d’un tel front syndical facilitant la mobilisation dans les différentes professions. Jamais un gouvernement n’a été aussi isolé, disposant d’une base sociale très fragile, même au sein des médias. Jamais les contradictions et les divisions au sein de la bourgeoisie n’ont été aussi marquées, alimentées par les inquiétudes diverses de larges franges de l’élite de gauche et de la petite bourgeoisie.
Mais, surtout, jamais la stratégie de l’action directe, par la grève, n’a été aussi populaire et aussi présente dans les entreprises du privé.
ET, POURTANT, NOUS AVONS PERDU !
Certes, nous pouvons dénoncer les stratégies syndicales des différentes bureaucraties. Nous pouvons dénoncer les « jaunes » trop timorés de la CFDT (et pas qu’eux), les attitudes et les positionnements de bien des syndicats, toutes organisations confondues.
Mais, finalement, le constat est clair : le 7 mars, date-phare d’un mouvement victorieux, le manque de préparatifs et d’anticipation était flagrant, avec une grande partie des « partisans » de la grève reconductible qui n’étaient même pas en grève !
Chose plus grave : le 7 mars au matin, une partie d’entre eux n’avaient toujours pas participé à une assemblée générale dans leur entreprise ou dans leur syndicat professionnel… pour préparer cette grève reconductible, et l’extension de la mobilisation.
Comme si un mouvement pouvait s’engager à partir de dynamiques individuelles ou laissées à des consciences personnelles !
Dans ce contexte, beaucoup d’équipes militantes de l’interpro se sont retrouvées souvent bien seules, non seulement à cause du flou laissé par la « stratégie » de l’intersyndicale, le manque d’appui national et fédéral, mais aussi dans leurs missions d’impulser et de coordonner des bases syndicales qui sont restées, pour beaucoup, dans une sorte d’attentisme spectateur et de grève par procuration en dehors des grandes dates (et parfois pendant !).
Nous entendons déjà nos camarades d’extrême et d’« ultra » gauche dénoncer, une nouvelle fois, la « trahison des sociaux- traîtres » et autres bureaucraties. Nous les entendons proposer leur alternative respective : régler la « crise de direction » grâce à un parti d’avant-garde, ou prôner l’auto-organisation spontanée de notre classe…
Ces propositions ont comme effet de victimiser nos camarades de travail, de les déresponsabiliser et donc de les empêcher de tirer un bilan collectif de leurs erreurs.
En effet, utiliser le schéma du bureaucrate bouc émissaire nous amène depuis des décennies dans une impasse politique marquée par un repli sur soi d’individus paranoïaques se sentant constamment trahis. Cette victimisation est malheureusement la caractéristique de notre époque, ce qui n’offre pas les meilleures conditions pour amener l’alternative d’une démarche collective, dans les luttes mais aussi dans la vie quotidienne. Et, finalement, le niveau politique de notre classe et de ses syndicats, ainsi que celui des autres organisations supposées la représenter (partis, associations populaires, collectifs gauchistes), s’effondre, accompagnant la désocialisation des prolétaires et de l’ensemble de la population.
Les militants d’extrême gauche diffusent un schéma idéaliste de la « grève générale », une vision abstraite sans contenu matérialiste, tout comme les bureaucraties syndicales ! En effet, les directions syndicales la perçoivent trop souvent comme une dynamique gérée au sommet (ce qui est contradictoire avec le principe) et dans le cadre d’habitudes incompatibles avec cette perspective. De leur côté, les militants de la gauche radicale la comprennent comme une expression d’individus révoltés (mythe citoyenniste oblige) : l’appel de ces derniers à la constitution « d’AG interpro », composées quasi exclusivement de militants et d’activistes sans mandat de leur profession, démontre par exemple leur confusion politique et leur non-maîtrise des outils de lutte. Ces AG auraient pu servir à la transmission d’informations, d’expériences et de motivations entre différents secteurs de la population mobilisée, afin de mutualiser et d’étendre mais n’auraient pas pu se substituer à des collectifs de travail en lutte lancés par les syndicats. Mais, étant donné l’absence de mandat collectif initial et que la plupart de ces militants n’étaient pas adhérents à une organisation professionnelle (syndicat ou, au minimum, un collectif de lutte de branche), et pratiquement aucun actif dans leur union locale (le véritable outil interprofessionnel permanent), la perspective et le fondement même d’AG ont été un échec.
Bureaucrates syndicaux et gauchistes ont leur part de responsabilité dans la situation, demeurant enfermés dans leur vision idéaliste et institutionnelle, totalement étrangère à la culture fédéraliste ouvrière, basée sur le travail et le mandat : connaissances des outils, de leur fonction et de leur utilisation, ainsi que l’articulation entre eux, afin de répondre aux besoins par un produit de qualité. Leur stratégie, imprégnée de la culture bourgeoise, se limite donc à des mots d’ordre abstraits dans un verbiage radical, sans capacité d’utilisation des outils indispensables pour matérialiser la stratégie de la grève générale.
QUE FAIRE ? AVEC QUELS OUTILS ?
Cela fait bien longtemps que notre tendance syndicale dénonce la décomposition de nos syndicats et de la culture syndicale. Nous avons tous pu constater que notre description était malheureusement une réalité.
Combien de syndicats ont fonctionné, en tenant, pendant ces deux mois de lutte, ne serait-ce qu’une AG des adhérents ?
Combien ont réellement préparé la grève reconductible, en réunissant les salariés dans l’entreprise ou dans des locaux syndicaux ? Comment peut-on envisager de gagner une bataille frontale, comme celle que nous venons de connaître, en disposant d’un nombre aussi limité d’unités de combat, organisées et expérimentées ? Comment peut-on envisager de gagner une telle bataille en fragmentant les grèves sans réellement chercher à les généraliser toutes, en cloisonnant les secteurs en lutte les uns des autres ?
Nous ne développerons pas ici nos propositions concernant la réorganisation du mouvement syndical pour recréer une vraie CGT, telle qu’elle luttait efficacement il y a bien longtemps. De nombreux documents des CSR détaillent ces expériences et ces propositions. Des formations ont été et seront de nouveau organisées dans les prochaines semaines pour répondre aux besoins urgents. Cependant, la grève a bel et bien été une réalité. Mais elle n’a été en rien « générale ». Seules les manifestations et les appels nationaux ont donné cette illusion. Jamais une grève n’a été autant déstructurée, voire individualisée. Elle a reposé très largement sur des expressions individuelles. Ce n’est pas une grève syndicale, c’est-à-dire collective, qui a été défaite, c’est une grève de gauche, institutionnelle, protestataire et ritualisée. Une grève où l’on ne s’attaque pas à la bourgeoisie et à son patron, mais à « Macron » et son gouvernement. Où on ne fait que manifester, s’étant souvent libéré avec une RTT ou un congé. Une grève où l’on bloque involontairement la production, avant tout pour aller manifester sa colère individuelle.
Cela ne veut pas dire que la grève n’a pas eu une dimension collective. Là où survit un collectif de travail dans une entreprise, ce groupe de travailleurs est parti manifester ensemble. Dans une société bénéficiant d’une section syndicale active, l’action a pu être plus étendue. Et là où il n’y a plus aucune vie sociale, le salarié a parfois eu le courage individuel et momentané de se déclarer gréviste pour aller rejoindre des amis ou son conjoint à la manifestation. Mais la mobilisation a été totalement déconnectée des espaces de vie et donc de travail. Elle ne s’est pas inscrite dans ces espaces, rendant ainsi impossible toute reconduction.
C’est la conséquence du vécu majoritaire où le salarié fuit son lieu de travail et ne s’investit pas dans son quartier.
Contrairement aux mythes véhiculés par la culture de gauche, les grèves se sont toujours appuyées sur les espaces de vie collective du prolétariat et non pas sur une culture politique philosophique ou citoyenne. Il en a été de même pour cette mobilisation. Mais nous sommes amenés à constater qu’il ne reste plus grand-chose de la vie collective. Au cœur même des syndicats, associations populaires, réseaux d’amis et même de la famille, le collectif a été profondément altéré par l’individualisme.
Depuis des décennies, la vie nous est présentée comme une succession de relations interindividuelles et le plus souvent éphémères, ces expériences ponctuelles devant construire notre ego, débouchant même parfois sur des revendications identitaires.
Cette conception bourgeoise de la vie a non seulement produit des individus fragiles et culturellement pauvres, mais surtout incapables de construire du collectif, d’aller vers les autres, de s’enrichir de leur connaissance par l’écoute… et tout simplement d’être heureux et moins dominés par la peur née de cet isolement mental et physique.
SANS « NOUS », IL N’Y A PAS DE VIE, IL N’Y A PAS DE VICTOIRE !
Il y a trois ans, nous avons produit une brochure sur la culture et la sociabilité. Elle rappelle la richesse de la culture prolétarienne des décennies passées. Mais surtout elle explique en quoi cette culture, faite de sociabilité collective de terrain, a donné naissance au syndicalisme et lui a fourni son énergie et sa conscience de classe. Cette culture prolétarienne a été constamment attaquée par celle de la bourgeoisie, ce qui est normal dans le cadre de la lutte des classes. Nous aurions pu non seulement la défendre mais aussi diviser les rangs de l’adversaire en démontrant en quoi elle était émancipatrice et porteuse d’une richesse humaine incroyable face à l’individualisme bourgeois. Au contraire, nous avons accepté l’embourgeoisement de notre mode de vie en adoptant le schéma affinitaire et patriarcal de la gauche. La domination du « Je », intégré de fait au système capitaliste, reproduit toutes les formes d’oppression. Mais elle fabrique aussi des individus qui ne savent plus construire une vie collective, que cela soit dans un syndicat, une association, un quartier ou même dans leur propre famille. Il ne faut donc pas s’étonner que le mouvement syndical ait été dans l’incapacité de construire une grève générale, car on ne peut construire du collectif en accumulant des ego. Malgré toutes les expressions verbales les plus radicales et les plus gauchistes, un individualiste demeure tétanisé par la peur de la perspective révolutionnaire socialiste. Il est incapable de se projeter et est condamné à manœuvrer dans les rares espaces de liberté que le système veut bien lui concéder. Or, on ne va pas au combat contre un système en subissant la solitude dans sa tête. La force, la confiance en soi et la joie de vivre et donc de lutter, on les construit avec les autres.
UNE CONTRE-SOCIÉTÉ SYNDICALISTE POUR RECRÉER DE LA VIE COLLECTIVE ET DES VICTOIRES !
C’est grâce à cette dynamique collective que nous allons pouvoir rebondir, dès demain. Le chantier peut sembler titanesque. Mais c’est la stratégie de la « double besogne », définie dans la charte d’Amiens et constitutive de la CGT, qui va nous permettre d’avancer rapidement et en construisant de la qualité. Commençons par nous émanciper des pratiques de routine, bureaucratiques, activistes, institutionnelles et intellectualistes. Inscrivons chacun de nos actes dans la dynamique de réalisation d’une contre-société autogestionnaire, embryon du socialisme.
La priorité est de nous concentrer sur les fondations, nos outils fondamentaux : des syndicats d’industrie (de branche professionnelle) dans chaque ville et chaque profession, ainsi que des associations de culture prolétarienne.
La seconde urgence est de nous réapproprier la vraie expérience syndicaliste. La Fédération des CSR va proposer de nouveaux cycles de formations en visio, mais aussi des conférences et des débats dans un maximum de localités, à la demande des camarades qui nous contactent.
Reconstruire une vraie confédération ne pourra pas se réaliser par des initiatives individuelles, locales ou même avec des réseaux affinitaires. Avec un tel schéma, on ne ferait que renouveler une nouvelle frange de tribuns autoproclamés et bureaucrates.
Nous invitons donc tous les camarades qui désirent participer à cette œuvre à nous contacter afin de mutualiser nos forces et nos savoir-faire pour recréer nos syndicats d’industrie et nos associations culturelles.
Nous convions également celles et ceux qui se revendiquent du syndicalisme révolutionnaire, sympathisant·e·s, à rejoindre les CSR pour disposer de l’outil nécessaire à sa matérialisation. La double besogne, c’est agir en ayant constamment en tête la perspective à atteindre : la victoire du communisme et de l’autogestion.
La Fédération des CSR
CSR mai 2023
Article proposé à la publication par Jean-Marc
Vos commentaires
# Le 29 mai 2023 à 10:25, par Philippe En réponse à : Pour éviter la défaite de nos « je », préparons les victoires de notre « nous »
Je voudrais me permettre quelques commentaires sur votre analyse de la défaite du mouvement contre la réforme des retraites et sur les perspectives que vous en tirez.
Je trouve intéressant le parti pris de ne pas mettre la faute, une fois de plus, sur la trahison des syndicats mainstream, thème très cher aux gauchistes et divers ultra gauches. En effet, le syndicalisme est généré par la lutte des classes, il en fait pleinement partie et, quand un mouvement est « récupéré » par les bureaucraties… c’est qu’il était récupérable !
L’expérience récente des Gilets Jaunes nous a bien montré que quand un mouvement est dynamique, fort, et autonome, les syndicats se dépêchent de prendre le train en marche et que c’est eux qui sont « récupérés » et voient leurs membres les plus déterminés rejoindre les rangs des cortèges de têtes, voire des casseurs parfois !
(Rappelons au passage que le rôle d’un syndicat est de vendre au meilleur prix la force de travail A l’INTERIEUR des rapports d’exploitation. Pas de faire la révolution. Il y a bien longtemps que « l’abolition du travail salarié » a disparu des principes de base de la CGT.)
Je trouvais important qu’une analyse d’un mouvement en fin de parcours ne se contente pas, pour une fois, de mettre en avant « ce qui a manqué à la réalité pour qu’elle soit autre chose que ce qu’elle est ».
Mais en fait, vous avez trouvé un autre gimmick : l’individualisme, le manque de préparation des camarades, le dilettantisme presque…
Et nous voila reparti pour la promesse que la prochaine fois, ce ne sera pas pareil : on va s’organiser, se préparer, reconstruire une vraie…. Etc, etc.
Je vous propose un angle d’attaque théorique différent :
Jusqu’à la crise de la fin des années 1960, la défaite ouvrière et la restructuration qui s’ensuivit, la contradiction entre prolétariat et capital reposait sur la production et la confirmation d’une identité ouvrière par laquelle se structurait le cycle de luttes comme la concurrence entre deux hégémonies, deux gestions, deux contrôles de la reproduction. Cette identité était la substance même du mouvement ouvrier. Le programme du prolétariat était alors de s’emparer de la société dont il était devenu l’âme.
Cela a donné, entre autre, le « socialisme réel », en URSS et en Chine, qui s’est révélé n’être qu’un gigantesque marche-pied dramatique pour faire accéder à marche forcée ces deux pays en retard au grand concert conflictuel des nations capitalistes.
Cette identité ouvrière, quelles que soient les formes sociales et politiques de son existence (des Partis communistes à l’autonomie ; de l’Etat socialiste aux Conseils ouvriers) a volé en éclat avec la crise des années 70
Aujourd’hui, agir en tant que classe, c’est d’une part n’avoir pour horizon que le capital et les catégories de sa reproduction, et d’autre part, pour la même raison, être en contradiction avec sa propre reproduction de classe, la remettre en cause.
On peut trouver une bonne illustration sur l’évolution des rapports de classes et leur contradiction dans cet article sur la classe ouvrière chinoise parue sur dndf :http://dndf.org/?p=20936
Bien sûr, cela peut paraitre défaitiste mais « Hay períodos en los que uno no puede hacer nada, salvo no perder la cabeza. » LMV
Comme on perd assez souvent ces dernières décennies, peut-être pourrions-nous nous arrêter un peu pour réfléchir vraiment…. C’est sûr que c’est moins glamour que « Que faire ? »…. Mais avons-nous le choix ?
On ne peut pas toujours mettre les défaites des luttes sur le compte de manques divers. Il n’y a peut-être rien à gagner de toutes façons hors d’un mouvement global qui se donnerait le renversement du capitalisme pour projet. Et ça n’est pas à l’ordre du jour apparemment…
Nous n’avons peut-être rien à gagner A L’INTERIEUR du mode de production capitaliste.
Cela n’empêche pas de se battre becs et ongles pour défendre le peu qui nous reste, bien sûr, et d’essayer d’arracher ça et là des victoires partielles….
Il ne faut juste pas raconter que c’est le chemin vers la Révolution.
Pour finir un détail que n’en n’est pas un : vous terminez votre article par « la victoire du communisme et de l’autogestion ».
Ces deux termes sont parfaitement contradictoires. L’autogestion, c’est gérer l’existant nous même, comme alternative à la gestion capitaliste. Comme si le problème était qui dirige. Comme si, comme le dit la CGT « tout est à nous, rien à eux ! »
Le communisme, c’est la destruction de la propriété privée, du travail et donc de l’exploitation, de l’économie. Il n’y a rien à gérer dans le communisme.
Ici un petit texte mois abstrait mais qui dit bien que « rien n’est à nous, tout est à eux »
Philippe