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Lettre de démission de Craig Mokhiber, directeur du bureau new-yorkais en charge des droits de l’homme à l’ONU

Article mis en ligne le mardi 7 novembre 2023

Craig Mokhiber, ex-directeur du bureau de New York du Haut Commissariat aux droits humains, démissionne via cette lettre adressée au Haut Commissaire des Nations Unies, Volker Turk, le 28 octobre dernier, pour protester contre la timidité de certains éléments clés du système de l’ONU sur les questions relatives aux droits de l’homme des Palestinien.ne.s. Mokhiber travaille pour les Nations Unies depuis 1992 et a travaillé auparavant comme conseiller en matière de droits de l’homme en Afghanistan et dans les territoires palestiniens occupés.

Ci-dessous, la traduction de sa lettre de démission en français.

A Volker Turk, Haut Commissaire aux droits humains de l’ONU

Palais Wilson, Genève

Le 28 octobre 2023

Monsieur le Haut Commissaire,

Il s’agit de ma dernière communication officielle en tant que directeur du bureau de New York du Haut Commissaire aux droits de l’homme.

Je vous écris à un moment de grande angoisse pour le monde, y compris pour beaucoup de nos collègues. Une fois de plus, nous assistons à un génocide qui se déroule sous nos yeux, et l’Organisation que nous servons semble impuissante à l’arrêter. J’enquête sur les droits de l’homme en Palestine depuis les années 1980 ; j’ai vécu à Gaza en tant que conseiller des Nations Unies pour les droits de l’homme dans les années 1990, et effectué plusieurs missions de défense des droits de l’homme dans le pays avant et depuis cette période. Cette situation m’affecte donc profondément.

J’ai également travaillé dans nos lieux d’intervention lors des génocides contre les Tutsis, les musulman.e.s bosniaques, les Yazidis et les Rohingyas. Dans chaque cas, lorsque la poussière est retombée sur les horreurs perpétrées contre des populations civiles sans défense, il est devenu douloureusement clair que nous avions manqué à notre devoir de répondre aux impératifs de prévention des atrocités de masse, de protection des personnes vulnérables et à notre obligation d’exiger que les auteurs de ces actes rendent des comptes. Il en a été de même avec les vagues successives de meurtres et de persécutions à l’encontre des Palestinien.ne.s depuis la création des Nations Unies.

Monsieur le Haut Commissaire, nous échouons à nouveau.

En tant qu’avocat spécialisé dans les droits de l’homme, fort d’une expérience de plus de trente ans dans ce domaine, je sais bien que le concept de génocide a souvent fait l’objet d’abus politiques. Mais le massacre actuel du peuple palestinien, enraciné dans une idéologie coloniale ethno-nationaliste, dans des décennies de persécution et d’épuration systématiques avec comme unique prétexte leur identité arabe, et associé à des déclarations d’intention explicites de la part des dirigeant.e.s du gouvernement et de l’armée israéliens, ne laisse place ni au doute ni au débat. À Gaza, les maisons de la population civile, les écoles, les églises, les mosquées et les établissements médicaux sont attaqués sans raison et des milliers de civil.e.s sont massacré.e.s. En Cisjordanie, y compris à Jérusalem occupée, les maisons sont saisies et réaffectées en fonction de la race, et de violents pogroms par des colons sont accompagnés par des unités militaires israéliennes. Dans tout le pays, l’apartheid règne.

Il s’agit d’un cas typique de génocide. Le projet colonial européen, ethno-nationaliste, de colonisation de la Palestine, est entré dans sa phase finale, laquelle vise la destruction accélérée des derniers vestiges de la vie palestinienne indigène en Palestine. Qui plus est, les gouvernements des États-Unis, du Royaume-Uni et d’une grande partie de l’Europe sont totalement complices de cet horrible assaut. Non seulement ces gouvernements refusent de s’acquitter de leurs obligations conventionnelles « d’assurer le respect » des conventions de Genève, mais ils arment activement les assaillants, fournissent un soutien économique et des renseignements, et couvrent politiquement et diplomatiquement les atrocités commises par Israël.

De même, les médias occidentaux, de plus en plus captifs et liés à leurs États respectifs, violent ouvertement l’article 20 du ICCPR (Pacte international relatif aux droits civils et politiques). Ils déshumanisent en permanence les Palestinien.ne.s pour faciliter le génocide. Ils diffusent de la propagande pro-guerre et des appels à la haine nationale, raciale ou religieuse — une incitation à la discrimination, à l’hostilité et à la violence. Les entreprises de médias sociaux basées aux États-Unis étouffent les voix des défenseurs.euses des droits de l’homme tout en amplifiant la propagande pro-israélienne. Les trolls en ligne du lobby israélien et les GONGOS (ONGs organisées par les gouvernements pour assurer leurs intérêts) harcèlent et salissent les défenseurs.euses des droits de l’homme, et les universités et employeurs.euses occidentaux.ales collaborent avec eux pour punir ceux et celles qui osent élever leur voix contre ces atrocités. À la suite de ce génocide, ces acteurs.rices devront également rendre des comptes, comme ce fut le cas pour la radio des Milles Collines au Rwanda.

Dans de telles circonstances, notre organisation est plus que jamais appelée à agir de manière efficace et en accord avec nos principes de base. Mais nous n’avons pas relevé le défi. Le pouvoir de protection qui revient normalement au Conseil de sécurité a de nouveau été bloqué par l’intransigeance des États-Unis, le Secrétaire Général est attaqué pour la moindre protestation, et nos mécanismes pour la défense des droits de l’homme font l’objet d’attaques calomnieuses soutenues par un réseau en ligne organisé pour en assurer l’impunité.

Des décennies de distraction par les promesses illusoires, et pour la plupart fourbes, d’Oslo ont détourné l’ONU de son devoir essentiel de défense du droit international, des droits humains et de la Charte elle-même. Le mantra de la « solution à deux États » est devenu ouvertement une plaisanterie dans les couloirs de l’ONU, à la fois pour la réelle impossibilité absolue de sa réalisation et pour son complet manquement à tenir compte des droits humains inaliénables du peuple palestinien. Le soi-disant « Quartet » n’est plus qu’une feuille de vigne pour dissimuler l’inaction et la soumission à un statu quo brutal. La déférence (formulée par les États-Unis) aux « accords entre les parties elles-mêmes » (au lieu qu’au droit international) a toujours été une légèreté transparente, destinée à renforcer le pouvoir d’Israël sur les droits des Palestinien.ne.s occupé.e.s et dépossédé.e.s de leur bien.

Monsieur le Haut Commissaire, je suis arrivé dans cette Organisation dans les années 1980, et j’y ai trouvé une institution fondée sur des principes et des normes qui était résolument du côté des droits humains, y compris dans les cas où les puissants — les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Europe — n’étaient pas de notre côté. Alors que mon propre gouvernement, ses institutions subsidiaires et une grande partie des médias américains soutenaient ou justifiaient encore l’apartheid sud-africain, l’oppression israélienne et les escadrons de la mort en Amérique centrale, les Nations Unies défendaient les peuples opprimés de ces pays. Nous avions le droit international de notre côté. Nous avions les droits humains de notre côté. Nous avions les principes de notre côté. Notre autorité était ancrée dans notre intégrité. Mais ce n’est plus le cas.

Au cours des dernières décennies, des éléments clés des Nations Unies, cédant au pouvoir des États-Unis et à leur peur du lobby israélien, ont abandonné ces principes et ont tourné le dos au droit international lui-même. Nous avons beaucoup perdu lors de cet abandon, notamment notre crédibilité mondiale. Mais c’est le peuple palestinien qui en a subi les plus grandes pertes du fait de nos échecs. L’ironie de l’histoire veut que la Déclaration universelle des droits de l’homme ait été adoptée l’année même où la Nakba a été perpétrée contre le peuple palestinien. Alors que nous commémorons le 75e anniversaire de la DUDH (Déclaration universelle des droits de l’homme), nous ferions bien d’abandonner le vieux cliché selon lequel la DUDH est née des atrocités qui l’ont précédée, et d’admettre qu’elle est née en même temps que l’un des génocides les plus atroces du XXème siècle, celui de la destruction de la Palestine et de son peuple. D’une certaine manière, les auteurs de la Déclaration promettaient les droits humains à tout le monde, sauf au peuple palestinien. Que l’on se souvienne aussi que les Nations Unies sont entachées du péché originel d’avoir facilité la dépossession du peuple palestinien en ratifiant le projet colonial européen : s’emparer des terres palestiniennes pour les remettre aux colons. Nous avons beaucoup à expier.

Mais la voie de l’expiation est claire. Nous avons beaucoup à apprendre de la position de principe adoptée ces derniers jours dans des villes du monde entier, où des masses de gens s’élèvent contre le génocide, même au risque d’être battu.e.s et arrêté.e.s. Les Palestinien.ne.s et leurs allié.e.s, les défenseurs.euses des droits humains de tous bords, les organisations chrétiennes et musulmanes et les voix juives progressistes qui clament « pas en notre nom », montrent tous la voie. Il ne nous reste plus qu’à les suivre.

Hier, à quelques rues d’ici, la gare Grand Central de New York a été envahie par des milliers de défenseurs.euses juifs.ves des droits de l’homme, solidaires du peuple palestinien et exigeant la fin de la tyrannie israélienne (et risquant, pour beaucoup, d’être arrêté.e.s). Ce faisant, ils.elles ont éliminé en un instant l’argument de la hasbara (propagande) israélienne (et le vieux trope antisémite) selon lequel Israël représente en quelque sorte le peuple juif. Ce n’est pas le cas. Israël, en tant que tel, est seul responsable de ses crimes. Sur ce point, il convient de répéter, malgré les calomnies du lobby israélien, que d’attirer l’attention sur des violations des droits humains par Israël n’est pas antisémite, pas plus que la critique des violations saoudiennes n’est islamophobe, ou que la condamnation des violations au Myanmar n’est anti-bouddhiste ou que celle des violations indiennes n’est anti-hindou. Lorsqu’ils cherchent à nous faire taire par des calomnies, nous devons élever la voix, et non baisser le ton. J’espère que vous conviendrez, Monsieur le Haut Commissaire, que c’est ce que signifie dire la vérité au pouvoir.

Malgré tout, je trouve également de l’espoir dans les secteurs des Nations Unies qui ont refusé de compromettre les principes de l’Organisation en matière de droits humains, malgré les énormes pressions exercées en ce sens. Nos rapporteurs.rices spéciaux.ales indépendant.e.s, nos commissions d’enquête et nos expert.e.s des corps de traités, ainsi que la plupart des membres de notre personnel, ont continué à défendre les droits du peuple palestinien, alors même que d’autres secteurs des Nations Unies (même au plus haut niveau) ont honteusement courbé l’échine devant le pouvoir. En tant que gardien des normes et standards en matière de droits humains, le HCDH (Haut Commission pour les droits de l’homme) a le devoir particulier de défendre ces normes. Notre tâche, je crois, est de faire entendre notre voix, celle du Secrétaire général jusqu’à celle de la dernière recrue des Nations Unies, horizontalement dans l’ensemble des Nations Unies, en insistant que les droits humains du peuple palestinien ne sauraient faire l’objet d’aucun débat, d’aucune négociation, d’aucun compromis, où que ce soit sous le drapeau bleu de l’ONU.

À quoi ressemblerait donc une position fondée sur les normes de l’ONU ? À quoi travaillerions-nous si nous étions fidèles à nos admonestations rhétoriques sur les droits humains et l’égalité pour tous et pour toutes, sur la responsabilité qu’incombe aux auteurs, sur la réparation pour les victimes et la protection des personnes vulnérables et sur la nécessité de rendre le pouvoir à ceux et celles qui voient leurs droits bafoués — le tout dans le cadre de l’État de droit ? La réponse, je crois, est simple : si nous avons la lucidité de voir au-delà des écrans de fumée propagandistes qui déforment la vision de la justice à la promotion de laquelle nous avons prêté serment, le courage d’abandonner la peur et la déférence à l’égard des États puissants, et la volonté d’élever la bannière des droits humains et de la paix. Certes, il s’agit d’un projet à long terme et un chemin dont la montée est raide. Mais nous devons commencer maintenant, ou sinon nous abandonner à une horreur indicible. Je vois dix points essentiels :

1. Une action légitime : Premièrement, nous devons, au sein des Nations Unies, abandonner le paradigme d’Oslo, qui a échoué (et qui est en grande partie fallacieux), sa solution illusoire à deux États, son Quartet impuissant et complice, et sa soumission du droit international aux diktats d’une opportunisme politique au nom d’une supposée efficacité. Nos positions doivent être fondées sans équivoque sur les droits humains et le droit international.

2. Une vision claire : Nous devons cesser de prétendre qu’il s’agit d’un simple conflit territorial ou religieux entre deux parties belligérantes et admettre la réalité de la situation, à savoir qu’un État au pouvoir disproportionné colonise, persécute et dépossède une population indigène sur la base de son appartenance ethnique.

3. Un État unique fondé sur les droits humains : Nous devons soutenir l’établissement d’un État unique, démocratique et laïque dans toute la Palestine historique, avec des droits égaux pour les chrétien.ne.s, les musulman.e.s et les juifs.ves. Cela nécessite, en conséquence, le démantèlement du projet colonialiste profondément raciste et la fin de l’apartheid sur tout le territoire.

4. Lutte contre l’apartheid : Nous devons réorienter tous les efforts et toutes les ressources des Nations unies vers la lutte contre l’apartheid, comme nous l’avons fait pour l’Afrique du Sud dans les années 1970, 1980 et au début des années 1990.

5. Retour et réparations : Nous devons réaffirmer et insister sur le droit au retour et à l’indemnisation complète de tous les Palestiniens et Palestiniennes et de leurs familles qui vivent actuellement dans les territoires occupés, au Liban, en Jordanie, en Syrie et dans la diaspora.

6. Vérité et justice : Nous devons appeler à un processus de justice transitionnelle, en utilisant pleinement les décennies d’enquêtes, d’investigations et de rapports accumulés par l’ONU, afin de documenter la vérité, de mettre devant leurs responsabilités tous les auteurs de ces crimes, d’assurer la réparation de toutes les victimes et remédier aux injustices documentées.

7. La protection : Nous devons insister sur le déploiement d’une force de protection de l’ONU dotée de ressources suffisantes et d’un mandat solide pour protéger la population civile où qu’elle se trouve, entre la rivière (Jourdain) et la mer (Méditerranée).

8. Désarmement : Nous devons plaider pour le retrait et la destruction des stocks massifs d’armes nucléaires, chimiques et biologiques d’Israël, de peur que le conflit ne conduise à la destruction totale de la région et, éventuellement, au-delà.

9. La médiation : Nous devons reconnaître que les États-Unis et les autres puissances occidentales ne sont pas des médiateurs crédibles, mais plutôt des parties au conflit qui sont complices d’Israël dans la violation des droits du peuple palestinien, et nous devons les reconnaître en tant que tels.

10. La solidarité : Nous devons ouvrir grand nos portes (et celles du Secrétariat Général) aux légions de défenseurs.euses des droits humains, israélien.ne.s, juifs.ves, musulman.e.s et chrétien.ne.s qui sont solidaires du peuple de Palestine et de ses droits humains, et mettre un terme au flux incontrôlé de lobbyistes israéliens qui cherchent à envahir les bureaux des dirigeant.e.s de l’ONU, où ils prônent la poursuite de la guerre, de la persécution, de l’apartheid et de l’impunité, et dénigrent nos défenseurs.euses des droits humains pour leur défense de principe des droits du peuple palestinien.

Il faudra des années pour y parvenir et les puissances occidentales nous combattront à chaque étape du processus, c’est pourquoi nous devons faire preuve de fermeté. Dans l’immédiat, nous devons œuvrer en faveur d’un cessez-le-feu immédiat et exiger la fin du siège de Gaza, nous opposer au nettoyage ethnique de Gaza, de Jérusalem et de la Cisjordanie (et d’ailleurs), documenter l’assaut génocidaire à Gaza, contribuer à l’acheminement d’une aide humanitaire massive et à la reconstruction de la Palestine, prendre soin de nos collègues traumatisé.e.s et de leurs familles, et nous battre comme des diables pour une approche fondée sur des principes dans les bureaux politiques de l’ONU.

L’échec de l’ONU en Palestine jusqu’à présent n’est pas une raison pour nous de nous retirer. Au contraire, il devrait nous donner le courage d’abandonner le paradigme du passé qui a échoué, et de nous engager pleinement dans une voie plus fondée sur des principes. En tant que HCDH, rejoignons avec audace et fierté le mouvement anti-apartheid qui se développe dans le monde entier, en ajoutant notre logo à la bannière de l’égalité et des droits humains pour le peuple palestinien. Le monde nous observe. Nous aurons tous et toutes à rendre compte à l’avenir de notre position prise à ce moment crucial de l’histoire. Prenons le parti de la justice.

Je vous remercie, Monsieur le Haut Commissaire Volker, d’avoir écouté ce dernier appel de mon bureau. Dans quelques jours, je quitterai le Bureau pour la dernière fois, après plus de trois décennies de service. Mais n’hésitez pas à me contacter si vous avez besoin de mon aide à l’avenir.

Sincèrement vôtre,

Craig Mokhiber

P.-S.

Craig Mokhiber

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