Une tribune pour les luttes

L’histoire sur le ring

Samuel Hayat : « Quand le peuple se soulève, les dominants ne voient qu’une foule haineuse »

Article mis en ligne le mercredi 22 mai 2019

Il y a les historiens de garde, qui s’agrippent à une vision rance du passé, grouillant de Gaulois belliqueux et de Mérovingiens bon teint, servant ainsi un pouvoir figé, conservateur. Et il y a ceux qui cherchent dans les chapitres précédents des possibilités émancipatrices, à même de nourrir les luttes sociales [1]. Samuel Hayat est de ceux-là, lui qui a fourni sur les Gilets jaunes des textes bigrement éclairants [2]. Spécialiste des révolutions du XIXe siècle, il trace ici quelques pistes d’analyse, entre passé brûlant et présent jaune.

Dans un texte publié sur Lundi matin [3], vous présentez le mouvement des Gilets jaunes comme guidé par une aspiration démocratique similaire à celle qui avait animé des insurrections comme celles de 1848 ou 1871. Or ce n’est pas vraiment ce qui est mis en avant par les médias ou le pouvoir…

« Il n’y a rien de nouveau à voir les autorités nier le sens politique d’un soulèvement populaire. En juin 1848, le président de l’Assemblée décrit les insurgés comme voulant “l’anarchie, l’incendie, le pillage”. La Commune de Paris, en 1871, donne lieu à maintes descriptions de la sauvagerie supposée des communards. Quand le peuple se soulève, les dominants ne voient qu’une foule haineuse, comme à travers un “miroir déformant” (Susanna Barrows). C’est qu’il se joue là un affrontement entre deux conceptions de la politique et du peuple. Domine aujourd’hui un modèle capacitaire, où faire de la politique c’est gouverner, le peuple devant se contenter de sélectionner de temps à autre les plus aptes à le faire. Et les insurgés de juin 1848 ou les Gilets jaunes apparaissent d’autant plus illégitimes aux dominants qu’ils affrontent des pouvoirs élus.

Pourtant, il se joue dans leur soulèvement une autre conception de la politique, qu’on peut qualifier de citoyenniste. Elle repose sur l’idée que la politique est l’affaire de toutes et tous et que les gouvernants (mais aussi les partis, les syndicats, les hauts fonctionnaires), en se l’appropriant, constituent une caste agissant pour ses propres intérêts et non ceux du peuple, au-delà de divisions partisanes vues comme factices. Comme au XIXe siècle, ces deux visions incompatibles de la politique s’entrechoquent. »

Vous êtes notamment spécialisé dans l’histoire de la révolution de 1848, beaucoup moins connue que celle de 1789. Quelles résonances a-t-elle avec le moment actuel ?

« La révolution de 1848 est encombrante pour le mythe républicain. En février 1848, une insurrection des ouvriers parisiens, fortement touchés par le chômage, impose la République, c’est-à-dire à la fois le droit de voter, de porter les armes, d’avoir un emploi et de s’associer pour en finir avec l’exploitation.

Pendant quelques semaines, avec les révolutionnaires radicaux et les socialistes qui s’organisent dans des clubs, ils maintiennent le gouvernement sous pression. Mais l’Assemblée élue le 23 avril, plutôt conservatrice, pour débarrasser Paris de l’agitation ouvrière, décide la fermeture des Ateliers nationaux (qui donnaient du travail à plus de 100 000 ouvriers) et le renvoi hors de Paris des sans-emploi. Le Paris populaire alors se soulève, l’Assemblée donne les pleins pouvoirs à un général rappelé d’Algérie, Eugène Cavaignac, qui fait massacrer les insurgés par milliers. En novembre, la Constitution votée accorde de larges pouvoirs à un président de la République élu au suffrage universel direct masculin. En décembre 1848, c’est Louis Bonaparte, neveu de Napoléon Ier, qui est élu avec 75 % des voix au premier tour – il fait un coup d’État en 1851 puis un an plus tard rétablit l’Empire. Beau résultat du suffrage dit universel !

C’est le point de départ d’une réflexion stratégique pour le mouvement ouvrier naissant : il ne suffit pas d’affranchir politiquement le prolétariat pour qu’il triomphe. Il faut qu’il s’organise, indépendamment de la bourgeoisie, pour travailler lui-même à son émancipation, soit en constituant un parti révolutionnaire, soit en développant des formes autonomes de coopération – les deux possibilités n’étant d’ailleurs pas antagonistes. Les Gilets jaunes, en refusant majoritairement, semble-t-il, la voie électorale, ont bien compris qu’il n’y avait rien à en attendre. La question reste ouverte du type d’organisation qui pourra leur permettre de développer leur puissance propre, contre le pouvoir mais aussi pour construire une alternative au macronisme, ici et maintenant. »

Les « historiens » médiatisés sont ceux qui mettent en avant la « grande histoire », celle de la Nation et de la grandeur de la France. Ça semble moins le cas pour le mouvement des Gilets jaunes, non ?

« Tout dépend des médias que l’on lit, écoute et regarde ! L’intérêt pour l’histoire est fort non seulement dans les médias de masse, mais aussi dans les milieux militants et donc dans leurs médias. Il n’y a jamais eu d’homogénéité de la parole historienne, et le succès d’animateurs d’émissions TV d’histoire n’a pas empêché un projet collectif ambitieux comme l’Histoire mondiale de la France [4] de trouver un public.

Ceci étant, les différents espaces sont généralement cloisonnés. Le mouvement des Gilets jaunes a pris de court nombre d’éditorialistes et a créé une demande, y compris dans les médias dominants, d’éclairages venus des sciences sociales. Certain. es ont réussi à s’engouffrer dans cette brèche, et tant mieux, mais il ne faut pas se faire d’illusion : elle s’est rapidement refermée. Alors que les médias continuent d’accorder de l’intérêt aux Gilets jaunes, on a retrouvé les cloisonnements habituels. »

Quel regard jetez-vous sur la polémique ayant opposé des historiens divers, les uns analysant le mouvement sous l’angle de l’insurrection sociale (à l’image de Gérard Noiriel), les autres estimant qu’il a des racines réactionnaires ? Ce débat a du sens à vos yeux ?

« On se trompe en opposant le fait insurrectionnel et les opinions réactionnaires : parmi les raisons d’un soulèvement, aujourd’hui comme hier, il peut y avoir un fort attachement à un passé parfois mythifié, la peur de perdre le peu qu’on a, ce que Craig Calhoun appelle le radicalisme de la tradition. Ce qui est frappant chez les Gilets jaunes, c’est la dynamique qui amène des personnes diverses, dont certaines ont des opinions réactionnaires, à construire un mouvement pour la justice sociale et la démocratie.

Évaluer le pouvoir émancipateur d’un mouvement en fonction des opinions de ceux qui le font, c’est le voir à travers le prisme du “champ politique” (Pierre Bourdieu) où les individus et les idées sont classables sur un axe gauche-droite. C’est déjà implicitement se situer dans le domaine de la politique capacitaire, celle des professionnels, et on passe à côté de ce qui fait la spécificité d’un soulèvement populaire. C’est malheureusement ce que font certains analystes, universitaires ou militants : soit en disant que, puisqu’il s’agit d’un mouvement insurrectionnel, ses membres doivent être des progressistes (minorisant le rôle qu’y jouent des réactionnaires), soit en avançant que puisqu’il y a des réactionnaires, c’est que le mouvement l’est. S’ajoute à ça, pour les historiens, les divisions propres au champ, entre histoire culturelle et histoire sociale, entre histoire qui donne à voir l’étrangeté du passé et histoire qui éclaire le présent. »

Comment imaginer une histoire émancipatrice quand on voit la récupération à l’œuvre dès lors qu’un fait historique de type incendie de Notre-Dame surgit ?

« Les dominants aiment se servir du passé et faire de l’unité à peu de frais en glorifiant les vainqueurs d’hier. À cela, il est salutaire d’opposer l’élaboration patiente de savoirs historiques, mais il ne faut pas se faire d’illusion sur leurs possibilités émancipatrices.

Dans ses thèses sur le concept d’histoire, Walter Benjamin l’a écrit avec force : la reconstruction exacte du passé à laquelle se livrent la majorité des historien.nes est une activité intrinsèquement conservatrice. Ils enfilent les faits, les uns après les autres, en faisant à chaque étape comme s’ils ne connaissaient pas la suite, établissant le récit d’une histoire continue menant jusqu’à nous. L’historien matérialiste, selon lui, doit au contraire faire éclater le continuum historique et mettre en résonance des fragments du passé avec les urgences du présent. C’est ainsi que les vaincus de l’histoire peuvent être sauvés, en retrouvant l’actualité de leurs aspirations utopiques et en les faisant nôtres. Pour Michel Foucault aussi, le passé sert à éclairer le présent : faire la généalogie des institutions permet de retrouver leur sens politique caché, les conflits qu’elles ont recouverts – et donc aussi ce que Michèle Riot-Sarcey appelle les possibles non advenus.

Ces usages-là de l’histoire, qui mettent le passé au service des exigences émancipatrices du présent, sont certes bien différents de la récupération politique qu’en font les autorités, mais aussi des manières de faire de l’histoire qui prédominent parmi les universitaires. »

« Mais arrête de faire le rebelle, tu es fonctionnaire ! », vous a signifié quelqu’un sur Twitter. Ce qui soulève une bonne question : peut-on réellement s’engager dans un mouvement social alors qu’on travaille pour une structure universitaire ?

« On peut s’engager individuellement, mais lorsqu’on est sollicité.e en tant qu’universitaire, il se joue quelque chose d’autre : on attend de nous des propos fondés sur nos savoirs professionnels. Évidemment, ceux-ci ne sont pas neutres : je m’intéresse à l’histoire des mouvements ouvriers, à la pensée démocrate radicale, à l’anarchisme, j’entends donc fournir des armes à ceux et celles que ces questions-là intéressent, et les militant.es en tout premier lieu. Mais le pacte implicite, c’est que ces savoirs répondent à des règles professionnelles dans leur production, doivent être validés par d’autres universitaires et doivent être mis à disposition au-delà des mondes militants, notamment par l’enseignement. Il n’y a pas de contradiction, ici.

Il y en a déjà plus dans un autre aspect du statut de fonctionnaire : on travaille pour l’État, au sein de structures (les universités) qui ont aussi pour but de participer à la sélection sociale. Le syndicalisme permet d’affronter ces contradictions collectivement, mais on ne les résout jamais complètement. Une chose est sûre, pour moi : être fonctionnaire donne une responsabilité, non pas vis-à-vis de l’appareil d’État, mais vis-à-vis des gens. Ce que j’aimerais, c’est leur donner modestement quelques éléments sur la manière dont, dans le passé, des gens ont su s’organiser et imposer leur volonté, y compris contre l’État, y compris avec des moyens radicaux et des buts révolutionnaires. Ça peut être utile, parfois, mais la production intellectuelle ne remplacera jamais l’auto-organisation des personnes en lutte. »

Propos recueillis par Émilien Bernard

[1] Approche décrite dans un ouvrage publié récemment chez Agone, L’histoire comme émancipation, signé par le trio Laurence De Cock, Mathilde Larrère, Guillaume Mazeau.
[2] Voir notamment « Les Gilets jaunes, l’économie morale et le pouvoir », publié sur son blog le 5 décembre 2018.
[3] « Les Gilets jaunes et la question démocratique », publié le 29 décembre 2018.
[4] Le Seuil, 2017, sous la direction de Patrick Boucheron.

Cet entretien est la version allongée d’une interview publiée dans le numéro 176 de CQFD, en kiosques jusqu’au jeudi 6 juin.

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