La lutte de classe n’est jamais « pure » et c’est tant mieux. Si en France le Rassemblement National (RN) est le premier parti ouvriers, employés et chômeurs, et maintenant des jeunes votants (hormis peut-être l’insaisissable « parti des abstentionnistes »), nous n’allons pas pour autant y adhérer et encore moins nous en réjouir. Mais regarder les choses comme elles sont et considérer que la lutte des classes peut emprunter des chemins très tortueux et si nous combattons ces chemins ce n’est pas au nom d’une vérité de « l’autonomie prolétarienne » en pensant que les prolétaires se sont faits détourner ou manipuler. Combattre la « droitisation extrême » d’une grande partie des classes ouvrières partout dans le monde occidental et leur nationalisme partout dans le monde ne peut se faire au nom d’un aveuglement ou d’une « erreur » de ces dernières, mais en explicitant la situation réelle actuelle des rapports de classes dans le mode de production capitaliste qui produit cette « droitisation extrême ». Pour simplifier : l’ennemi principal n’est pas, par exemple, en France, le RN ou Reconquête, l’AFD en Allemagne, etc. mais toutes les politiques et les mesures ordinaires actuelles de reproduction du rapport d’exploitation aussi bien immédiatement dans le procès de travail que dans la reproduction sociale de la force de travail qui ont légitimé tous les thèmes RN et les ont promus (ou autres) en expression politique de la « dignité ouvrière », une identité fantasmée mais aussi constamment niée et méprisée.
« La sociologie du vote RN ne repose plus sur une structuration en matière de classes ou de catégories socioprofessionnelles mais sur une structuration en matière de classement subjectif de l’individu dans la société. L’électeur ne se définit plus en fonction des groupes définis par L’Insee, mais selon une représentation de sa propre situation, de sa dynamique sociale (…) Le premier ressort du vote est un sentiment de déclin social aux multiples facteurs : la sensation qu’un diplôme n’assure plus la mobilisation [mobilité ?] sociale d’autrefois, la perte de valeur sur le marché du travail, un déclin perceptible jusqu’au sein de la cellule familiale, avec le sentiment de vivre moins bien que la génération au-dessus et la crainte que ce soit encore pire pour celle d’en-dessous. (…) la question de l’immigration ne relève pas uniquement du train identitaire, mais aussi de la situation sociale des votants. Des personnes pour lesquelles l’immigration est symptomatique d’un déclin, d’une mise en concurrence déloyale sur le terrain professionnel ou dans l’accès aux services publics[1] » (Luc Rouban, in « Le Monde » du 12/6/24). C’est tout à fait exact, mais le « déclassement » est plus ou moins redoutable selon que vous êtes ouvriers, petits employés ou gros actionnaires du Cac 40. La thèse du « déclassement » peut cependant expliquer la scission électorale qui s’est produit à l’intérieur de la classe ouvrière et des dites « classes populaires » entre le vote RN et le vote « France insoumise » (LFI). On constate un succès de la liste RN dans les vieux bastions ouvriers du Nord-Est, autour de l’étang de Berre dans la région marseillaise, le Territoire de Belfort, des percées significatives dans les anciens bassins miniers des Cévennes ainsi qu’à Nantes et St Nazaire, en revanche LFI engrange des scores exceptionnels en Seine-St-Denis, à Venissieux à Vaux-en-Velin, etc. Là où comme l’écrivait Xelka à propos de l’absence des cités dans le mouvement des Gilets jaunes, on est déjà « la France d’en dessous la France d’en bas » (TC 27, p.226).
Mais alors, pourquoi ce ne sont pas des forces politiques dites de gauche qui ont été les réceptacles de cette « dignité ouvrière », du « déclassement » et du « mécontentement » ?
Pour accéder au pouvoir, et selon la dynamique inhérente à la social-démocratie, pour laquelle la parole pertinente et autorisée vient d’en haut, ces forces se sont recentrées sur les classes moyennes à fort capital intellectuel (reconnu), ce qui les a totalement éloignées des fondements mêmes de cette « dignité », de ses valeurs, de son vécu, de ses craintes. En devenant les principaux idéologues et acteurs de la dénationalisation de l’Etat, au nom de l’universalité et de l’indifférence républicaine (c’est-à-dire, pour parler clair, au nom de l’indifférence de la matière humaine exploitable) ces forces sont apparues comme les responsables de toutes les injustices en complicité manifeste avec les partis de droite ordinaire. Tous membres éminents du Parti socialiste : Delors était président de la Commission européenne, Lamy de l’OMC, Strauss-Kahn du FMI et Badinter entérinait la refonte du Code du travail. Glucksmann, le fils de son père « nouveau philosophe », avec son allure d’éternel étudiant, a fait de ces individus les figures tutélaires de sa campagne.
La nature même de la crise de cette phase du mode de production capitaliste (MPC) pose la nation comme le cadre « naturel » des luttes et du « mécontentement » (voir plus loin). Là-dessus la Droite et l’Extrême-droite » sont beaucoup plus crédibles dans la mesure où elles figent le thème national en l’ethnicisant culturellement, contrairement au nationalisme « révolutionnaire » de la Gauche. Il ne faut pas perdre de vue que, même lors de la belle époque du mouvement ouvrier, l’internationalisme était un inter-nationalisme (voir Postface Il latto cattivo, éd l’Assymétrie)
« L’idée originelle du patriotisme populaire et révolutionnaire, était fondée sur l’Etat plutôt que sur le nationalisme, puisqu’elle est liée au peuple souverain lui-même, c’est-à-dire à l’Etat exerçant le pouvoir en son nom. » (Hobsbawm, Nations et nationalisme depuis 1780, éd. Gallimard, p.113). Mais le « peuple souverain » est aussi la racine moderne du nationalisme. L’Etat-nation est un dérivé du « droit des peuples ». Dans la nation comme corps des citoyens, les droits de ceux-ci leur donnent un rôle dans le pays et font de l’Etat en quelque sorte le leur. Hobsbawm poursuit : « L’action même de démocratiser la politique, c’est-à-dire de transformer des sujets en citoyens, tend à produire une conscience populiste qui, sous certains éclairages, se distingue difficilement d’un patriotisme national ou même chauvin. » (idem, p.115). En bref, « ce pays est en quelque sorte mien ». Hobsbawm souligne l’ambigüité de ce « patriotisme national » : « La conscience de classe qu’avaient acquise les classes ouvrières de nombreux pays dans la décennie précédant 1914 sous-entendait, sans que cela soit dit [au contraire, cela était le plus souvent une caractéristique centrale de tous les programmes ouvriers : « Un peu d’internationalisme éloigne de la patrie, beaucoup y ramène » (Jaurès). Voir également toutes les déclarations d’Engels et des dirigeants de la Social-démocratie allemande, etc.] la revendication des Droits de l’homme et du citoyen, et donc d’un patriotisme potentiel. La conscience politique de masse, ou conscience de classe [même si on conserve ce concept extrêmement douteux de « conscience de classe », l’identification ici faite avec « conscience de masse » est problématique], impliquait une conception de la “patrie”, ainsi que le démontre l’histoire aussi bien du jacobinisme que des mouvements comme le chartisme. » (idem, p.115).
Si le patriotisme de LFI se ressource à des origines telles qu’exposées par Hobsbawm, il se trouve qu’actuellement, en Europe, comme en Amérique latine (combiné pour certains Etats à un panlatino-américanisme) et Amérique du Nord, comme en Chine, Inde ou Japon, le nationalisme ancré à droite retrouve, dans un tout autre contexte, le caractère social qu’il avait perdu dans l’entre-deux-guerres et qui s’était évanoui après la Seconde guerre (hormis dans les mouvements dits de « libération nationale » qui n’avaient pour la plupart aucune « nation » à se mettre sous les dents). Face à la crise de toutes les déterminations de la restructuration des années 1970-1980, le « caractère social » s’inscrit à nouveau dans le nationalisme quand la mondialisation qui était la forme développée de cette restructuration apparaît dans sa crise comme l’origine et le vécu (« formes d’apparition », « vie quotidienne ») de toutes les misères. Pas plus maintenant que dans l’entre-deux-guerres, « nation » et « classe »sont immédiatement séparables, les gens ne revêtent pas des identités comme des chaussures en sachant qu’on ne peut en porter qu’une paire à la fois[2]. Jusque dans les années 1970-1980, la Gauche aussi a toujours été nationale mais la lutte des classes se déroulaient d’un côté comme de l’autre dans un cadre national. Ce cadre allait tellement de soi, dans la mesure où il était construit par les modalités mêmes de la valorisation et de la reproduction du rapport capitaliste, qu’il était impensé. Maintenant, à la suite de la crise amorcée de la mondialisation il peut et il doit être revendiqué comme tel. Pour comprendre le « retour » du cadre national ou nationaliste, il faut ici faire un détour par la crise de la mondialisation telle que mise en forme par les Etats-Unis à la fin des années 1980.
Actuellement, depuis la crise de 2008, celle du mode de production tel que restructuré dans les années 1970-1980, la contradiction à résoudre mondialement est celle de la déconnexion entre la valorisation du capital et la reproduction de la force de travail qui était le principe même de la mondialisation de l’accumulation. Il s’agit de réarticuler mondialement l’accumulation du capital et la reproduction de la force de travail globale. Il n’y aura pas de retour en arrière vers des formes d’accumulation nationale ou même de blocs. Dans l’affrontement entre les Etats-Unis, l’Union européenne, la Chine et la Russie, l’enjeu est de savoir quel bloc, au travers des rivalités et des alliances entre ces quatre puissances, pourra imposer un modèle hiérarchisé mais mondialement vivable pour les « vaincus ». Chaque phase du mode de production capitaliste inclut sa mise en forme militaire, le rapport d’exploitation comme lutte des classes est tout autant économique que politique et militaire. Dans la subsomption réelle du travail sous le capital, toutes les guerres opposent non seulement deux ennemis poursuivant des buts antagoniques, mais surtout deux ennemis constitués et construits par la polarisation d’une même contradiction, chacun en représentant un pôle et chacun ayant en lui-même l’existence et la nécessité de l’autre.
Le MPC ne produit jamais par lui-même de solutions à ses contradictions, ni dans le seul affrontement concurrentiel entre puissances. Au fondement il y a toujours l’exploitation qui fait que cet affrontement entre puissances ne prend un sens que par la confrontation avec le prolétariat. C’est la lutte de classe vaincue et les modalités et « inventions sociales » nécessaires pour la vaincre qui dessinent les caractéristiques d’une restructuration. La subsomption réelle est toujours en devenir. Mais, actuellement, ni les Etats-Unis, ni la Russie, ni la Chine, ni l’Europe ne représentent une restructuration à venir, le jeu, jusqu’à la guerre entre ces puissances, n’est que l’existence manifeste de la contradiction à résoudre et la contradiction les traverse, reproduisant ses termes en chacune d’elles jusque dans les fractures politiques en Europe entre « pro Etats-Unis » et « pro Russie » mais aussi fractures aux Etats Unis ou en Russie vis-à-vis de l’Europe ou des Etats Unis. Pour toutes, la contradiction est sur la table comme nature de l’Etat et relation entre la valorisation et la reproduction de la force de travail à l’échelle mondiale. Mais la restructuration est en panne.
Si la question est aujourd’hui si violemment posée, c’est que nous sommes parvenus à la limite de tous les « Quoi qu’il en coute » et de toutes les « largesses » des Banques centrales. Dans la crise de 2008, la déconnexion de dynamique de la mondialisation est devenue son entrave, les sections I et II de la reproduction ne s’articulent plus, la crise de suraccumulation est devenue identique à la crise de sous-consommation, l’équilibre de sous-investissement qui avait maintenu le taux de profit s’effondre dans la gabegie monétaire et l’inflation des profits renforçant la déconnexion. Si nous considérons la déconnexion comme l’essence et la dynamique de la mondialisation de ces trente dernières années c’est alors un monde qui est entré en crise et doit se renouveler. Ce monde était celui de la mondialisation américaine.
Ce monde, de par la nature du capital restructuré comme fluidité de la reproduction conforme à l’extraction de plus-value sous son mode relatif, était nécessairement globalisation. Cela s’est confirmé en 1990 avec l’effondrement de l’URSS et du bloc de l’Est. La dénationalisation des Etats centraux et la fin de l’internationalisation, c’est-à-dire les relations entre « systèmes nationaux intégrés », furent également la fin de l’identité ouvrière dont l’URSS était étatiquement et géopolitiquement la représentation : c’est-à-dire la cristallisation d’une structure mondiale de la lutte des classes (quoi que nous pouvons en penser).
En séparant la valorisation et la circulation du capital de la reproduction de la force de travail, la mondialisation a brisé les aires de reproduction cohérente dans des délimitations nationales et régionales. Cette rupture a créé un désordre mondial qu’il a fallu réguler en continu par la violence qui assimilait les opérations militaires à des opérations de police. A partir de la disparition de l’URSS, la régulation américaine du désordre a été sa gestion permanente, indifférente à une mise en forme stable du social. Les Etats-Unis ne cherchaient pas à conquérir le monde, mais à réguler le désordre au travers d’un autre système que celui de la concurrence entre Etats. Ce qui s’est souvent traduit par des massacres ciblés comme actes régulateurs avec la fin de la distinction entre guerre et paix, distinction supposant une gestion locale de la « paix sociale ». C’était la « guerre globale contre le terrorisme » : globale et, par nature, interminable.
« Idéalement » les Etats ne devaient plus être que de simples gouverneurs de provinces. Les chefs de guerre autonomes locaux étaient autorisés à se livrer à quelques guerres locales de conquêtes, de reconquêtes ou de balkanisation (ex-Yougoslavie, Caucase, Proche et Moyen-Orient – Israël compris -, Colombie, Amérique centrale, Mexique, Indonésie) avec, occasionnellement une alliance avec toutes sortes de réseaux mafieux, la seule branche mondiale du capital qui manie à la fois le capital financier et la violence locale permanente.
« Idéalement », la violence devait être la continuation de l’économie par d’autres moyens, sans médiations politiques si ce n’est divers degrés d’interventions « coup de poing », de « missions pacificatrices forcées », missions policières, missions humanitaires (favorisant l’enracinement d’une économie de marché). Dans tous les cas, pas de négociations pour établir « une vie de vaincu vivable ». L’extermination des Gazaouis par l’Israël de Nétanyahou est peut-être le dernier acte de ce monde là. Localement, pouvaient se constituer des sous-systèmes conflictuels complexes (adversaires multiples) qui ne nécessitent pas l’intervention du « leader ».
« Idéalement », il s’agissait d’affirmer a-priori le globalisme des intérêts américains en déconstruisant les souverainetés nationales et les logiques de voisinage territorial, de recomposer les éléments productifs, nationaux, politiques, religieux ou idéologiques en branches fonctionnelles transnationales sur lesquelles s’exerçait le « leadership naturel » des Etats-Unis, cela s’appliquait également à l’Union européenne. Pour cela, il s’agissait d’éliminer les Etats ou mouvements sociaux, guérillas hostiles ou bloquant le marché, le flux des marchandises, de capitaux, la « libération » de la main-d’œuvre. D’un côté, la mondialisation économique et militaire, régulée par les Etats-Unis à partir de la fin des années 1980, était « balkanisation » par destruction de toutes les souverainetés ou régulations nationales et, de l’autre, une forme de « débalkanisation », de réunification de ce monde par la construction d’espaces économiques unifiés selon des logiques non-souveraines. La mondialisation américaine avait combiné deux stratégies : « l’élargissement clintonien » et la « mise en ghettos civilisationnels » de la droite républicaine.
Pour les Etats-Unis, il s’agissait en outre de sortir des alliances à territorialité définie, ce fut le moment de « l’obsolescence de L’OTAN » et de l’éphémère partenership avec la Russie. L’Otan devenait une nouvelle alliance offensive contre des probabilités d’insécurités, sans zone prédéterminée. Il ne s’agissait pas d’une alliance des Etats-Unis avec l’ « Etat russe souverain », ce sont la Russie et ses abords eux-mêmes qui étaient devenus une « frontière de l’élargissement » avec le sens américain de « frontière ». Dans les termes de l’accord : « l’Otan aide militairement la démocratisation et l’extension de l’économie capitaliste libérale en Russie et à sa périphérie ».
Jusqu’à ce que « l’idéal » s’effondre en Irak et en Afghanistan dans l’incontournable nécessité de l’engagement au sol suivi d’occupations. Dans les pays arabes du pourtour méditerranéen, les révoltes prolétariennes et interclassistes du « Printemps arabe » ont signifié la faillite d’une classe capitaliste construite comme une oligarchie clientéliste se confondant avec les appareils répressifs de l’Etat métamorphosant en activités produisant de la rente toute production ou service pouvant entrer dans le flux de la valorisation mondiale du capital. Dans des zones entières comme l’Asie centrale, l’Amérique centrale, ou en Afrique, bourgeoisie, bureaucratie, mafias, police et armée se découpaient des monopoles, gérant les investissements étrangers et les activités pouvant s’articuler avec la valorisation mondiale et créant un constant décalage entre la masse de main-d’œuvre libérée disponible et son absorption comme force de travail.
Un mode d’exploitation de la force de travail à l’échelle mondiale, de mise en valeur du capital, est à bout de souffle et s’effondre dans son exacerbation.
L’identité, dans la crise actuelle, entre crise de suraccumulation et de sous-consommation signifie que la déconnexion entre valorisation du capital et reproduction de la force de travail est devenue un problème. Dans cette identité de la crise, la déconnexion qui était fonctionnelle à une phase du mode de production devient contradictoire à sa propre poursuite. Cela tant au niveau de l’architecture mondiale de la réalisation faisant des Etats-Unis le consommateur en dernier ressort, qu’au niveau, tout aussi important et peut-être plus pour la suite, du développement « national » des « capitalismes émergents ».
La relation entre économie et violence avait été simplifiée par la création des Etats-nation du XVIIème au XIXème s. et ensuite par la bipolarité Est / Ouest, durant la première phase de la subsomption réelle. La gestion américaine du désordre de la globalisation consistant à déconstruire les souverainetés nationales et les logiques de voisinage, a engendré une situation proliférante, incontrôlable, entropique. Après s’être restructuré mondialement dans les années 1970, contre Keynes et Ford, en déconnectant la valorisation du capital de la reproduction de la force de travail, le mode de production est maintenant miné par un retour de manivelle de ce qui fut la dynamique de ces trente ou quarante dernières années
Toute la géographie de la reproduction mondiale du capital et son zonage en abyme se délite. Ce qui faisait système ne le fait plus : austérité, baisse du salaire au-dessous de la valeur de la force de travail n’alimentent plus les assignations sur une valorisation future du capital financiarisé qui s’alimente lui-même à la « planche à billets ». On ne reviendra pas en arrière, mais la mondialisation peut prendre un autre tour indéfinissable actuellement mais qui ne pourra être qu’une fonction de nouvelles modalités de la valorisation c’est-à-dire du rapport d’exploitation.
Cette déconnexion était un système mondial. Dans l’effondrement de ce système (une situation chaotique où le chaos n’est plus régulé) la nécessité d’une reconfiguration du cycle mondial du capital supplantant la globalisation actuelle se fait jour. Une renationalisation des économies dépassant/conservant la globalisation, une définanciarisation du capital productif, de nouvelles modalités d’intégration de la reproduction de la force de travail dans le cycle propre du capital ne sont pour l’heure que des interrogations et des hypothèses. Actuellement c’est l’ensemble de la classe dominante qui est amené à opérer sous l’idéologie nationaliste (au-delà de ses conflits internes et de ses antagonismes nationaux – et par eux).
Les restructurations du mode de production capitaliste ne suivent jamais un plan, mais se construisent dans les affrontements internes de la classe capitaliste mondiale et par-dessus tout dans l’affrontement avec le prolétariat. La fraction de la classe capitaliste pouvant s’imposer aux autres et créer une hiérarchie vivable pour l’ensemble de la classe mondiale est celle qui résout et reconfigure le rapport d’exploitation. Les luttes internes à la classe capitaliste nationalement et mondialement, jusqu’à la guerre qui n’en n’est que la poursuite, n’ont de sens que de trouver la meilleure solution de renouvellement de l’exploitation pour l’ensemble du capital.
Dans cette crise de la mondialisation, entre « patriotes » et « mondialistes », (pour reprendre les termes du RN) c’est à l’échelle mondiale une guerre civile idéologique qui se déroule (avec des Etats qui cristallisent ces idéologies : France, Etats-Unis, Hongrie, Russie, Chine), sauf que les « mondialistes » sont prêts, sous certaines conditions, à laisser les clés de la boutique aux « patriotes » dans la mesure où ils géreront la crise de la mondialisation et le renouveau de cette dernière, nécessairement sous d’autres formes.
Face à un Etat traversé par et agent de la mondialisation, la citoyenneté est devenue l’idéologie sous laquelle est menée la lutte de classe ou au moins la reconnaissance de la figure de la « dignité ouvrière ». La citoyenneté, c’est l’appartenance à la communauté nationale jusqu’à et y compris la « préférence nationale ».
Si nous revenons en arrière seulement d’une vingtaine d’années, la « préférence nationale » était la construction d’un groupe « racial » à partir de critères qui ne le sont pas, il s’agissait d’une résistance à la relégation sociale contre ceux qui en étaient désignés comme les symboles et les fourriers. C’était ainsi que la défense de la « respectabilité ouvrière » devenait « préférence nationale » qui se construisait à partir des critères de la respectabilité ouvrière comme délimitation d’un groupe « racial » à combattre, et non comme affirmation d’un « nous » comme « la France », « la patrie », « la chrétienté ». L’« identité nationale » ne se substituait pas à l’identité ouvrière, c’était l’identité ouvrière qui faisait de la « résistance » sous la forme de l’identité nationale qui avait toujours été une de ses déterminations. « Résistance » mais il ne s’agissait pas d’un anachronisme, elle avait totalement changé de contenu en retravaillant certaines de ses déterminations : de volonté de libération du travail du salariat, elle était devenue l’affirmation, menacée en tant qu’ordre social, du travail salarié tel qu’idéalement existant dans le mode de production capitaliste. S’affirmer citoyen national, démocrate et républicain, c’était conjurer l’anxiété de basculer dans la précarité, l’inquiétude pour l’avenir, et affirmer comme inhérent à la citoyenneté le « droit » menacé à la promotion sociale.
A l’extrême fin des années 1990 Stéphane Beaud et Michel Pialoux, dans Retour sur la condition ouvrière (éd. Fayard 1999) pouvaient écrire : « Si ce vote [le vote pour le Front National, nda] revêt sans nul doute une forte dimension protestataire, on ne peut méconnaître le fond structurel sur lequel se détachent les relations ouvriers français – ouvriers immigrés aujourd’hui, c’est-à-dire le contexte de vulnérabilité de masse (pour reprendre l’expression de Robert Castel) (…) : la détérioration des conditions sociales d’existence (niveau de vie, insécurité, angoisse de l’avenir), la concurrence au travail, la diminution des espoirs de promotion (pour soi et ses enfants), la hantise du déclassement social, l’espoir et la déception liés à la poursuite d’études. C’est sur cette toile de fond que l’on peut comprendre l’attrait exercé par les thématiques du Front National, notamment celle de la préférence nationale, dans les milieux populaires. » (op.cit., p.376). L’enquête de Beaud et Pialoux fait ressortir que la « cristallisation raciste » se fixe moins sur le comportement des parents immigrés à l’usine [il s’agit d’une enquête sur les usines Peugeot et la région de Sochaux – Montbéliard] que sur celui de leurs enfants à l’extérieur. La fracture n’est plus conçue seulement comme une affaire interne à la classe ouvrière, mais en termes de plus en plus ethnicisés. Ce faisant, ces jeunes [malgré quelques réussites individuelle] font peser sur les autres enfants et sur leurs familles le plus gros des risques, celui qui consiste à faire capoter la stratégie d’ascension sociale dans le travail, par l’école ou par le quartier habité.
Sous le titre La respectabilité ouvrière, enjeu véritable des tensions racistes, Beaud et Pialoux développaient l’analyse suivante : « On peut se demander si le passage au Front National d’un nombre croissant d’ouvriers ne gagnerait pas à être interprété comme une forme de protestation amère, voire désespérée, contre le ” moralisme de gauche ”. (…) Il nous semble important d’insister sur l’aspect éminemment réactif du vote Le Pen : il y a là une manière viscérale de dire la haine sociale qui habite de plus en plus d’ouvriers, (…). Ce qui est en jeu à travers le vote FN des ouvriers c’est bien la respectabilité de personnes qui ont travaillé dur toute une vie pour acquérir leur maison, bien élever leurs enfants, se construire une bonne réputation, etc. Cette respectabilité, qui effectivement peut paraître dérisoire à ceux qui sont éloignés des milieux populaires, les ouvriers peuvent aujourd’hui la perdre brutalement. De diverses manières : par le chômage qui frappe le ménage, par le déclassement de leur lieu d’habitat (comme pour ceux qui, il y a vingt ou trente ans, ont construit dans un endroit aujourd’hui menacé par la paupérisation sociale ou ont acheté dans une cité ” à la dérive ”), mais aussi par la contestation diffuse de leur système de valeurs, que ce soit le localisme ou l’autochtonie disqualifiés au profit du cosmopolitisme ou du ” métissage ”, ou encore par la remise en cause de la division sexuelle du travail. Or cette respectabilité ouvrière, (…), est aujourd’hui moins bien défendue et paraît fortement menacée. (…) Ce qui par exemple nourrit l’exaspération des ouvriers français [et souvent des immigrés anciens, nda] habitant dans les villes ouvrières de la région, c’est le contraste entre le discours sur l’immigration des hommes politiques – l’arrêt de l’immigration légale et la lutte prioritaire contre l’immigration clandestine – et les réalités locales. (…). Ces nouveaux immigrés qui arrivent le plus souvent dans le cadre du regroupement familial, sont soupçonnés d’avoir eu recours à d’autres voies, illégales ou paralégales, notamment le mariage avec des Français(es) d’origine immigrée. (…). Si cette nouvelle immigration est accueillie avec défiance, ce n’est pas nécessairement par réflexe ” raciste “mais parce qu’elle ne fera, aux yeux des habitants de ces quartiers, qu’aggraver les problèmes structurels rencontrés à l’école et dans le quartier. (…). C’est en réaction aux promesses non tenues et aux discours moralisateurs des ” élites” qu’une sorte de cynisme ouvrier se développe contre les valeurs universalistes et républicaines, celles que défendent les ” intellectuels “(au sens ordinaire) accusés d’oublier ou de nier les formes les plus concrètes de la concurrence sociale auxquels les ouvriers – les ” petits “- sont confrontés au jour le jour. » (op. cit., pp. 398-399-400)
Quand Beaud et Pialoux font leur enquête et en rédigent les résultats, depuis plus de quinze ans, le chômage de longue durée, la relégation liée à la perte d’emploi, la réclusion dans les HLM dégradées, la compression des revenus, l’échec scolaire des enfants, rapprochent les conditions de l’ex noyau dur de la classe ouvrière de celles des groupes dont ils pouvaient se croire éloignés, ou qu’ils pouvaient imaginer moins bien armés qu’eux. Dans le même sens un texte de la Fondation Copernic ajoutait : « Le bulletin Le Pen [le Père] devient l’expression de la hantise d’être précipité à nouveau dans le monde auquel ils entendaient échapper, une manière de restaurer une identité, de conjurer le déclassement. Il n’est pas jusqu’au racisme ordinaire qui ne soit, alors, une façon de marquer la distance qu’ils voudraient ne pas voir abolie avec ceux qui sont encore un peu moins qu’eux. (…). Maintenant, c’est désormais par opposition à ceux qui occupaient auparavant les emplois les plus dévalués que toute une frange du monde ouvrier, au chômage, joue son identité. » (Fondation Copernic, le Monde du 14 juin 2002). Cette identité ne peut plus être celle du métier, de la solidarité dans la lutte (si celle-ci existe ponctuellement, c’est quotidiennement une situation de concurrence individuelle qui domine), ni celle générale de la condition ouvrière devenue si instable. Le procès de travail atomise les ouvriers et les met en concurrence jusque dans son organisation matérielle : responsabilisation individuelle sur la qualité, les délais ; éloignement physique des postes de travail ; éclatement des horaires ; évaluation personnelle et entretien avec le supérieur direct. L’atomisation est telle et la perte de l’identité ouvrière confirmée par et dans la reproduction du capital si inexorable que l’Etat et la Nation, les communautés les plus abstraites et parce que les plus abstraites, peuvent seules être la communauté de cette individualisation (comme ailleurs la religion, lorsque les communautés traditionnelles éclatent). Tout se mêle ici : l’identité nationale et l’ancienne fierté du travail.
Dans l’adhésion à l’extrême droite, c’est l’affirmation d’être une classe qui se donne dans toutes les caractéristiques du fonctionnement du mode de production capitaliste, sans que cette affirmation soit la médiation d’un quelconque au-delà. Mais cette adhésion populaire d’une large fraction de la classe ouvrière et des petits employés contenait déjà un paradoxe : en assumant d’un côté toutes les déterminations, clivages, etc. de leur reproduction et de leur exploitation, elle était, de l’autre, une protestation contre ce même fonctionnement qui leur interdisait une représentation sociale et politique légitime.
La protestation assumait tous les linéaments de la concurrence entre prolétaires, de la division du travail, de l’individualisation des rapports de travail, etc. Ce n’était une protestation que dans la mesure où, bien que complètement contenue dans le fonctionnement du mode de production, elle était complètement « interdite » par sa restructuration. La disparition de l’identité ouvrière différencie totalement cette situation du fascisme.
La disparition de l’identité ouvrière confirmée dans la reproduction propre du capital a mis en crise tout le mécanisme et la légitimité de la représentation politique démocratique. Cette disparition avec sa représentation politique qui était inclus en elle, remet en cause à l’intérieur de la démocratie la légitimation démocratique de la lutte des classes.
Avec la désagrégation du « mouvement ouvrier », ses instances et institutions, la démocratie représentative s’est effondrée en même temps que la politique qui est le rapport réciproque de l’Etat à la société civile (transcription en termes étatiques des rapports de production). Les néo-fascistes deviennent libéraux, mènent une politique d’austérité, se rallie à l’Europe et à l’OTAN, tandis que la gauche et la droite rivalisent de « réformes » du code du travail et des retraites.
La représentation pacifiée en « volonté générale » d’une société reconnue comme nécessairement conflictuelle (c’est là toute la force de la démocratie) est un travail et non un reflet. C’est-à-dire que dans le fonctionnement démocratique de l’Etat, la réification et le fétichisme sont des activités, c’est la politique comme partis, débats, délibérations, rapports de force dans la sphère spécifique de la société civile, décisions. Tout cela a disparu. Le problème de la démocratie est actuellement de ne plus connaître qu’une seule particularité de la totalité sociale apte à concourir, la disparition de l’identité ouvrière et de sa représentation a entraîné toutes les autres dans son naufrage. Or, seule, comme particularité politique, la classe dominante n’est rien, rien en tant que faire-valoir universel. Dans la disparition du jeu démocratique, la bourgeoisie joue son universalité. Il y a un malaise fondamental dans la représentation politique. Partout, les médiations de la violence des rapports sociaux s’effritent.
C’est le travail de représentation qui est en crise. Partout c’est la disparition de l’identité ouvrière et par là de sa représentation politique social-démocrate et/ou communiste (on peut inclure ici les Travaillistes anglais ou les Démocrates américains) qui déstabilise le fondement politique de l’Etat démocratique. Celui-ci était la pacification d’un clivage social que la démocratie reconnaissait comme réel au moment où elle en était la représentation comme affrontement entre citoyens. La démocratie était la reconnaissance du caractère irréductiblement conflictuel de la « communauté nationale », de ce point de vue la reconnaissance de la classe ouvrière a été historiquement au cœur de la construction de la démocratie, elle en fut même le moteur et le critère. Dans les formes politiques actuelles du cours de la crise, on peut relever une crise de l’hégémonie de la classe capitaliste. Domination et hégémonie ne sont pas identiques, il peut y avoir domination sans hégémonie. L’hégémonie consiste à produire le cadre incontournable des débats et des oppositions, c’est imposer à l’autre les termes mêmes de son opposition, d’une certaine façon la revivification économique et politique du thème national tend à restaurer cette hégémonie. Quand cela s’effondre ne reste, pour les plus mal placés dans le jeu, que le gourdin. Derrière chacun des appareils d’Etat, de ses « services », il y a plus que la force. L’Etat est par définition une machine qui transforme la violence réciproque parcourant toutes les facettes de la lutte des classes en seule violence légitime, celle de la reproduction du mode de production capitaliste ; mais cela ne fonctionne qu’à la condition que l’Etat ne soit pas réduit à ses diverses bandes armées.
Si c’est sous la forme de la citoyenneté que s’exprime actuellement la limite dans la lutte de classe le fait de lutter en tant que classe, cette limite est très fragile dans la mesure où elle ne contient ni une confirmation de la classe dans la reproduction du capital (bien au contraire) ni, la production d’une identité de substitution comme le patriotisme, ni, surtout, aucun projet qui soit en propre celui du prolétariat.
On pouvait, dans un premier temps considérer le vote ouvrier pour l’extrême droite comme une protestation ouvrière, non pas de la classe ouvrière contre le mode de production capitaliste mais contre la disparition de la possibilité de sa représentation sociale et politique. En une quinzaine d’année le contexte et la nature de cette « protestation » ont changé. Beaud et Pialoux écrivaient à la fin des années 1990/début des années 2000, en pleine expansion de la « mondialisation américaine ». La crise de cette dernière change complètement et mondialement le paysage social de la lutte des classes. Ce qui était une « protestation » devient une « confirmation ». Les classes populaires » (avec des nuances) sont embarquées dans les politiques mêmes de la classe dominante.
La « protestation » du début des années 2000 n’a pas disparu mais elle est devenue dans les années 2010 une adhésion. Il s’agit d’une affirmation de l’existence d’une large fraction de la classe ouvrière qui s’appuyant sur la nostalgie d’un passé révolu et largement fantasmé, est, avant tout, actuelle car elle n’est pas celle de l’identité ouvrière, même fétichisée dans la représentation politique. C’est une affirmation ouvrière qui ne fait qu’assumer et valoriser toutes les catégories actuelles des modalités de l’exploitation et de sa reproduction jusque dans la segmentation de la force de travail et qui n’envisage et ne porte aucun au-delà (quelle que soit la nature de celui-ci : Etat social, victoire du travail, socialisme soviétique, etc.). Elle se distingue de l’affirmation de l’identité ouvrière en ce qu’elle n’affirme que l’existence du capital tel qu’il est, mais c’est aussi là, dans toutes ses segmentations de races de genre, individualisations, qu’existe la classe ouvrière.
Si le mouvement s’amorce au début des années 2000, l’extrême droite se trouve maintenant légitimée du point de vue des classes dominantes par la crise de la mondialisation et sa capacité supposée à gérer non seulement le nationalisme en le tempérant (voir Giorgia Meloni et son flirt avec Ursula von der Leyen) mais surtout les conséquences catastrophiques que ce nationalisme aura sur les dites « classes populaires » (voir la première livraison de la chronique de la crise sur le site Hic Salta). En Europe comme aux Etats-Unis, la grande bourgeoisie et la haute structure techno-politique d’Etat (dont les divergences ont alimenté la dynamique capitaliste depuis la Seconde Guerre) est prête, après avoir promu et avalisé tous ses thèmes, à laisser les clés de la boutique à l’extrême droite qui sait qu’elle ne peut prendre les clés qu’avec l’aval d’une partie de la droite conservatrice « classique ». Déjà les gouvernements danois, suédois, néerlandais, finlandais, hongrois, slovaque, autrichien, italien ont acté la chose et en France la relation de Bardella et Ciotti nous l’annonce. Une relation et un accord défendus par Yves Thréard, éditorialiste du Figaro le 13/6/24 avec la bénédiction de Bolloré, de C.News, et autres. Pour la classe dominante, en France, Macron n’est plus l’homme de la situation. Dans le même n° du Figaro, on peut lire : « Eric Ciotti a forcé l’histoire de LR. En annonçant un accord électoral avec le RN, il a voulu prendre acte de la réalité d’un rapport de force, considérant que ce rapport de force permettrait de transgresser l’ultime tabou de la vieille maison de la droite républicaine[3] : celui de l’alliance interdite avec la formation de Marine Le Pen. (….) LR est in fine le dernier des Mohicans, continuant à s’astreindre scrupuleusement aux préceptes du “cordon sanitaire”, là où la gauche de gouvernement, décomplexée, n’hésite pas à s’allier, pour des motifs d’efficience électorale, avec des formations dont le degré de diabolisation dans l’espace public est beaucoup plus élevé que celui du RN ».
Le RN allié à une partie de la droite conservatrice et économiquement libérale (comme Meloni et Forza Italia en Italie) est le premier choix (c’est la stratégie la plus pertinente, celle de Marion Maréchal, qui l’emporte) ; le « Front populaire » (style Ruffin-Glucksmann) pourrait, à la rigueur, aussi convenir. Cette même alliance peut être convenue ou conflictuelle, elle peut même s’inverser comme au Brésil entre le président Lula (converti au libéralisme économique) et un Congrès toujours fidèle à Bolsonaro.
La crise de la « mondialisation américaine » dont la racine est la crise de la double déconnexion entre la valorisation du capital et la reproduction de la force de travail remet l’Etat-nation sur le devant de la scène autant pour la classe dominante que pour les classes exploitées qui, dans ce contexte nationalisé (contexte doublement nationalisé : à la fois comme affirmation nationaliste interne et comme conflits entre nations), deviennent le peuple « originel ». La contradiction interne originelle de l’Etat-nation entre d’une part, son expression adéquate du pouvoir de la bourgeoisie puis de la classe capitaliste et, d’autre part, l’affirmation qui lui est inhérente du « peuple souverain » connaît des hauts et des bas, des phases de tension ou de calme, elle existe et se développe sous des formes constamment différentes aussi bien au long de l’histoire anglaise (le chartisme – moment essentiel, très peu souvent pris en compte), allemande, polonaise, française que dans les Républiques d’Amérique latine (où l’intervention de l’Armée est l’enjeu aux résultats très changeants des luttes de classes) ou en Chine, dans les dictatures (charisme populaire – Weber) ou les démocraties.
La politique actuelle, dans la configuration de la lutte des classes qu’elle met en forme (la lutte des classes n’existe jamais que surdéterminée) produit une ethnicisation politique, culturelle du « Peuple » qui redevient « peuple » pour reprendre la terminologie de Pascal Ory (Qu’est-ce qu’une nation, éd. Gallimard). Chez Ory le peuple – sans majuscule – ce sont tous ces éléments appelés « protonationaux » – langue, coutumes, origine, religion – par Hobsbawm ; le « Peuple » avec majuscule c’est son devenir politique dans l’Etat-nation par la proclamation politique de sa souveraineté. Le nationalisme arabe ou iranien avait très peu à voir avec l’Islam sunnite ou chiite, le nationalisme indien avait peu à voir avec l’hindouisme. De même si l’immense majorité des habitants de l’Afrique subsaharienne sont de « peau noire », aucun Etat ne s’est fondé sur la « négritude » (malgré Senghor ou Césaire). Actuellement, l’Etat-nation se « ressource » dans le « protonational » quand ce dernier réinvente le « Peuple » comme « peuple ».
Le nationalisme ou l’ethnicisation sont constitutifs de la lutte des classes. En France pour les émeutes de 2005 ou de 2023, parler seulement de jeunes prolétaires ou de surnuméraires sans considérer la racisation des émeutiers n’a aucun sens ; considérer la guerre civile au Soudan, en grande partie une lutte des classes, sans considérer les clivages ethniques qui la sous-tendent c’est se réfugier dans des abstractions qui ne feraient que s’habiller de formes imposées ; de même les émeutes en Nouvelle Calédonie sont une lutte de classe qui met d’un côté des Kanaks et de l’autre des Caldoches et l’Etat français.
Dans le contexte actuel, sous la forme des valeurs nationales, de la « préférence nationale (expression française mais parfaitement traduisible en anglais, américain, hongrois, slovaque, portugais, italien, chinois, japonais, indien, etc.), la classe dominante a comme préempté les contradictions de classes relatives à toutes les mesures et réformes qu’elle prend à l’encontre des classes dominées (au premier chef, la classe ouvrière active ou au chômage). Cependant, même si l’expression est galvaudée, cela revient aussi à « chevaucher le tigre » de la « souveraineté populaire » (inhérent à ce « nationalisme »). Depuis la Grèce de la période Syriza, puis dans les grandes manifestations qui ont parcouru l’Amérique latine du Chili au Brésil en passant par l’Argentine et l’Equateur, les Gilets jaunes en France, ou le soulèvement iranien, sans remonter aux « printemps arabes » dont le nationalisme est constitutif (« Le Peuple veut »), les contradictions de classes à la fois traversent et sont reconfigurées dans les termes du « peuple souverain » qui les surdéterminent comme en témoigne (dans ses limites) des Appalaches à New-Delhi la sociologie électorale.
Si, jusque à présent la classe dominante détermine le cadre de la lutte en ayant préempté par la « nation » la formalisation de l’opposition à sa propre politique pratique, il n’empêche que les contradictions de classes (essentielles) aussi bien internes aux classes dominées – interclassisme – que de celles-ci vis-à-vis des modalités de l’extraction de plus-value que la crise de la mondialisation impose à la classe capitaliste de mettre en œuvre demeurent au cœur de la situation.
Les luttes les plus classiques pour les salaires ou la préservation de l’emploi à l’intérieur des entreprises n’échappent pas au contexte général du « repliement national » et du protectionnisme (la réindustrialisation comme mantra de tout l’éventail politique), de même que celle relative au Welfare et aux protections sociales. Aucun de ces phénomènes n’est nouveau, c’est leur conjonction faisant système qui l’est dans une conjoncture générale de la reproduction capitaliste qui reconfigure les modalités de domination et d’exploitation exercées par la classe dominante. L’ « écart » (Théorie de l’écart, TC 20) peut prendre des formes peu prévisibles. Revendiquer « le peuple souverain » c’est confirmer le mode de production capitaliste, mais c’est aussi l’antagonisme interne de sa forme politique adéquate, celle de la « représentation », forme en décomposition avancée depuis la disparition de l’identité » ouvrière. Ce qui mine la préemption par la classe dominante de la contradiction à elle qu’elle suscite et formalise et des luttes que ses réformes suscitent (voir livre Syriza, La Cigarette sans cravate), c’est que le « peuple souverain » n’est pas « un » et que la référence matérielle de sa « souveraineté » n’est pas la politique mais la vie quotidienne qui amalgame toutes les formes de manifestation de la reproduction du capital, de la politique aux plus terre à terre du prix des yaourts (TC 27). Quand son pouvoir d’achat s’effondre, le « Peuple souverain » a des doutes sur sa « souveraineté ». Ce qui mine également le « peuple souverain » (comme expression) dans son antagonisme à la classe dominante c’est qu’il a constamment sur ses marges, mais très proches, ses propres hilotes : les populations racisées et les surnuméraires consolidés (Endnotes) qui sont la proclamation constante et vivante de « l’irréalité » de son existence (« Peuple souverain) et le lui rappellent.
Il y a, en outre, dans l’ascension du nationalisme d’extrême droite, de plus en plus populaire, une autre source de contradictions insurmontables. Ce nationalisme renferme une sorte de mystère : son antiféminisme et son homophobie virulents jusqu’à, pour certains, des restrictions confinant à l’interdiction en ce qui concerne l’avortement. Bien sûr le RN met la pédale douce sur la question, mais pour Fratelli d’Italia ou la Ligue en Italie ce n’est pas le cas, ni pour Vox en Espagne ou l’AFD en Allemagne sans parler de la Pologne ou de la Hongrie[4]. Le nationalisme aime les femmes mais pas le féminisme. Pourquoi les mouvements nationalistes d’extrême droite sont-ils aussi férocement antiféministes (malgré Georgia Meloni ou Marine Le Pen) ? Bien sûr le thème de l’autorité qui est « par nature » paternelle et masculine. Mais ce n’est là encore que de l’ordre du discours. Au fondement de l’antiféminisme, il y a le refus de l’universalisme paradoxal du MPC, que cet universalisme soit celui du genre ou du « cosmopolitisme » dont les gauches ont été l’expression la plus constante. Ce en quoi elles sont actuellement délégitimées en ce qui concerne leur prise en charge du cours du MPC, à moins d’un reagiornamiento de leur part toujours possible (voir Mélenchon et Quatennens). Par définition, l’identité se doit d’être anti-universaliste, donc masculine (puisque les hommes n’ont pas de sexe). Dans le MPC, l’universalité est intrinsèquement contradictoire à la fois nécessaire et contrariée par la mécanique même de toutes les instances de sa propre reproduction qu’il présuppose. Le nationalisme dans les configurations actuelles doit produire des mécanismes identitaires non contradictoires et homogènes, les étrangers et les femmes difficilement intégrables dans ces mécanismes doivent être soit rejetés soit effacées. Au risque d’être sérieusement bousculé par des mobilisations féminines comme en Pologne.
Contre un islam fantasmé, le nationalisme revendique la liberté des femmes dans la mesure où elles demeurent des femmes (c’est le grand mérite de Christine Delphy d’être allée au-delà de cette vision des choses en montrant la continuité de la « condition féminine »). La question du patrimoine est centrale dans le nationalisme que celui-ci soit un territoire ou une culture. Le nationalisme ne peut que se référer à la « tradition » des patronymes, des prénoms, de la langue. De ce point de vue, le nationalisme se doit d’être garant de la distinction stable et « naturelle » entre les hommes et les femmes au prix d’un paradoxe. Si les femmes sont renvoyées du côté de la « nature » et les hommes les représentants de la « culture », en cadrant les femmes dans leur rôle, cette « culture » peut se présenter comme allant de soi : une norme naturelle, conforme à celle de la nation.
Le « peuple souverain » est bien sûr une construction interclassiste, mais le problème que rencontre la critique de l’interclassisme est souvent de croire que les classes en présence forment simplement une somme, qu’elles s’additionnent tout en demeurant des éléments discrets bien définis et délimités en eux-mêmes. Finalement l’interclassisme ne les affecterait pas, en fait, dans cette vision, la pratique (toujours circonstanciée) comme constitution des classes n’existe pas, la pratique est réduite à une manifestation de l’être. C’est bien à partir de ses intérêts propres que chaque composante se retrouve dans un mouvement interclassiste, mais l’interclassisme est alors pour chacun de façon interne, le cours de son action propre. L’interclassisme n’est pas une addition mais la résultante de ces intérêts propres intérieurement affectés par leur coexistence, se fondant dans une revendication commune, les conflits apparaissant sur la base de cette pratique et de cette revendication communes. Toutes les classes et segments de classes présents dans un mouvement interclassiste ne se contentent pas de se côtoyer, ils agissent ensemble et les uns sur les autres, pratiquement et politiquement, que ce soit pour s’exclure, pour s’allier, pour nier leur propre existence ou celle de l’autre, pour s’affronter ou simplement se caractériser eux-mêmes. La nation ou, plus militant, la « souveraineté populaire » est la formulation actuelle efficiente de l’interclassisme quand « le Peuple » – au sens de Ory – s’oppose à la classe dominante dans le cadre même qui est le sien. Le « populisme » (dits de droite ou de gauche) a certainement de beaux jours devant lui dans la mesure où il embarque toutes les contradictions de classes dans sa mise en forme et son langage. La classe dominante se délecte de l’opposition populiste qui, sans manipulation, confirme sa préemption de toutes les oppositions dans la mesure où il ne s’agit que de résoudre ses propres problèmes sans en nier les conflits.
Pour plagier Marx dans les Gloses sur le roi de Prusse et la réforme sociale la dynamique que nous cherchons à mettre au jour dans la configuration nationale actuelle de la lutte de classe est celle de la « révolte économique à âme politique ». Et l’on retrouve ici la question de la légitimité de l’Etat et de la crise de la représentation. Le « Peuple souverain » désigne la tendance des classes sans influence politique de mettre fin à leur isolement de l’Etat et du pouvoir. Mettre fin à cet isolement, c’est promouvoir le « Peuple », tel que reconstruit par le « Peuple » lui-même comme « peuple » – fantasmatiquement redevenu « protonational » – et proclamer celui-ci comme étant immédiatement l’Etat. Le populisme, à peu de choses près, n’est rien d’autre, mais l’Etat ne peut être que l’Etat de la classe dominante, c’est la contradiction interne de la chose.
S’il faudra (et faut peut-être dès maintenant) lutter contre la spécificité des politiques d’extrême droite, c’est en soulignant qu’elles sont l’expression de l’ensemble de la classe dominante (économique, sociale, idéologique et politique). Etre simplement contre le RN, c’est tomber dans le « piège » de la préemption.
Il faudra peut-être revenir, à nos risques et périls physiques et théoriques, à quelques pratiques militantes : participer aux manifs qui ne manqueront pas d’avoir lieu, tracts, affiches, en s’immergeant, avec les principes énoncés ici, dans les mouvements de contestation.
Le principal enjeu (et le problème principal de cette « immersion ») c’est, dans la situation qui se dessine, la préemption faite par la classe dominante de sa propre opposition. La restructuration de la valorisation du capital en blocs plus ou moins homogènes a préempté, c’est-à-dire hégémoniquement défini, comme nationalisme, la nature de l’opposition qu’elle peut susciter. Comme si les oppositions à la restructuration était déjà intégrées plus ou moins conflictuellement (mais dans des termes définis) à sa dynamique. Les dés de la lutte des classes paraissent pipés.
Il y a toujours préemption par le capital des termes de sa contradiction avec le prolétariat dans la mesure où l’exploitation qui est le rapport contradictoire fondamental est une implication réciproque non symétrique de ses termes. Le rapport d’exploitation est une subsomption du travail sous le capital qui détient les conditions de la reproduction contradictoire du rapport. Cela pouvait être le cas durant tous les cycles de luttes programmatiques de la « libération du travail et de l’érection de la classe ouvrière en classe dominante. Cependant, nous avons aujourd’hui une configuration différente des choses. Là où dans le cadre même de la préemption se dessinait, dans la lutte des classes, un au-delà du MPC, aujourd’hui la nation n’en dessine aucun. La préemption s’est élevée à un second degré, c’est-à-dire définir la contradiction entre capital et travail fondamentalement toujours préemptée[5] dans des termes qui l’occultent et ne définissent aucun au-delà. Ramener la préemption nationale actuelle à celle du programmatisme c’est faire une lecture rétroactive du programmatisme, c’est-à-dire considérer son impossibilité non dans ses propres termes et sa propre pratique mais à l’aune de la conceptualisation actuelle de son impossibilité.
C’est cependant dans cette préemption que les contradictions apparaitront très rapidement : la déception populaire vis-à-vis du nationalisme affiché et pratiqué par la classe dominante qui ne peut manquer de revêtir pour le « peuple » une dimension de catastrophe sociale[6] ; l’impossible occultation de ceux désignés comme « autres » et la présence / absence des femmes.
Si les classes dominantes dans leurs diverses fractions, la grande bourgeoisie bien assise, les nouveaux condottieres milliardaires de la tech, le capital financier, les multinationales de l’industrie, jouent cette extrême droite, c’est à la fois comme instrument politique de la crise de la mondialisation et instrument d’une nécessaire restructuration encore balbutiante et en grande partie imprévisible dans les affrontements de son déroulement. S’ils jouent l’extrême droite c’est qu’elle est la plus à même de gérer le fondement même de la crise et, quelle que soit la façon dont la chose se réalise, la nécessaire renationalisation (ou en blocs régionaux, ou en réseaux non spatialement délimités en frontières) des aires de valorisation et de péréquation en relation avec une reconnexion (à définir) de la reproduction de la force de travail. Si la classe dominante dans toutes ses variantes est prête à leur laisser les clés, c’est en sachant non seulement qu’elles devront (et elles en manifestent déjà l’intention) tempérer et ajuster leur « programme », mais surtout en ce qu’elles sont l’expression adéquate de la préemption réalisée sur « l’opposition populaire » en engageant et mobilisant le peuple dans la restructuration de la mondialisation en en contrôlant les réactions quand ses ravages se manifesteront. Mais ce n’est qu’à ce moment-là, lors de ces ravages et des réactions que la restructuration qui n’est jamais un plan pourra réellement se dessiner dans une période intense de lutte des classes (avec toutes les idéologies) et de conflits entre aires capitalistes centrales et entre celles-ci et un « Sud global » (ce qui multipliera les niveaux de contradictions – les mettant en abimes – et d’embrigadement du prolétariat).
Il semble que ce qui était décrit dans TC 25 comme « une séquence particulière » est appelé à durer et à avoir sa propre dynamique. Les termes de cette séquence, pour l’instant, totalement prédéfinis par le mode de production capitaliste et mis en œuvre sciemment par la classe capitaliste et son personnel politique peuvent contenir des antagonismes les sortant de leur prédéfinition et préemption. Si actuellement les contradictions sociales (« fondamentales ») sont politiquement surdéterminées, le « peuple souverain » peut réserver bien des surprises à ceux qui le mettent en œuvre et le préemptent comme l’opposition de sa Majesté.
Quien sabe !
R.S.
12 juin 2024
[1] C’est en gros la thèse défendue par les sociologues Beaud et Pialoux à la fin des années 90 et début des années 2000 (voir plus loin)
[2] Il faut voir l’extraordinaire succès de la gauche dans les pays non fascistes quand elle voulut récupérer le sentiment national et patriotique durant la période antifasciste. Au milieu des années 1930, le mouvement communiste rompit délibérément avec la tradition à la fois de la Seconde et de la Troisième Internationale, qui avait plus ou moins abandonné aux Etats bourgeois et aux politiciens petits-bourgeois les symboles du patriotisme
[3] « Tabou » déjà plusieurs fois transgressé.
[4] Pour quelques-uns des leaders de l’extrême droite ce ne fut pas toujours le cas. Au début des années 2000, aux Pays-Bas, un Pym Fortuyin homosexuel revendiqué et « hédoniste » affirmé, de même Pia Kjaerskaard (cheffe du Parti du peuple danois) qualifiait Jean-Marie Le Pen de « « figure du passé ».
[5] C’est pour cela qu’une révolution ne pourrait être qu’un retournement contre ses propres causes. Une conjoncture bouleversant la hiérarchie déterminative des instances du MPC en premier lieu l’économie comme instance déterminante.
[6] Il serait intéressant d’être informé et attentif à ce qui se passe en Italie après la victoire de Meloni. Il semble que pour le moment sa politique européenne et interne n’ait en rien entamée sa popularité ce qui semble allait provisoirement à l’encontre des thèses avancées ici.