Une tribune pour les luttes

La Turquie prépare une nouvelle offensive contre les Kurdes

Article mis en ligne le samedi 23 mars 2024

La Turquie a annoncé qu’elle allait lancer une nouvelle offensive contre les Kurdes en Irak et qu’elle prévoyait toujours de prendre le contrôle d’un corridor de 30 à 40 km en Syrie, dans un silence assourdissant. Les ministres turcs tentent d’obtenir un soutien plus large pour ces attaques : ils ont persuadé l’Irak de qualifier le PKK d’ « organisation illégale », et ils ont obtenu des États-Unis qu’ils décrivent la Turquie comme un pays engagé dans la lutte contre Daech et Al-Qaïda (sic).

Article de Medya News traduit par Serhildan depuis l’anglais.

Après les élections locales (31 mars) et la fin du ramadan (10 avril), la Turquie lancera une nouvelle offensive contre les Kurdes en Irak, tout en maintenant les yeux rivés sur le nord de la Syrie. Bien que le gouvernement turc l’ait annoncé aux électeurs turcs et au monde entier – prétextant une question de sécurité ; le monde est toujours silencieux.

Il y a douze jours, le président Erdoğan a déclaré : « Nous sommes sur le point de boucler la boucle qui sécurisera nos frontières irakiennes. Nous espérons que cet été, nous aurons définitivement résolu la question de nos frontières irakiennes. Notre volonté de créer un corridor de sécurité de 30 à 40 kilomètres de profondeur le long de nos frontières syriennes reste inchangée. Nos préparatifs donneront de nouveaux cauchemars à ceux qui pensent pouvoir mettre la Turquie à genoux avec un « terrorisme » le long de ses frontières méridionales. »

Ertuğrul Kürkçü, président honoraire du Parti démocratique des peuples (HDP), affirme que cette agression contre les Kurdes au-delà des frontières en Irak et en Syrie est liée aux politiques anti-kurdes en interne de la Turquie, à la fois au niveau politique et militaires : « Chaque étape de la stratégie internationale suivie par [le ministre des affaires étrangères Hakan] Fidan visera inévitablement à interrompre la marche politique du peuple kurde qui le rapproche de la logique démocratique et émancipatrice des autres peuples, et à isoler l’option de liberté démocratique représentée par le HDP [aujourd’hui le parti DEM] ». Et que « la traduction de la stratégie [d’Erdoğan] […] dans la vie sociale du Kurdistan sera une zone d’exclusion militaire de facto au sud et au nord de la frontière turco-irakienne, d’une profondeur estimée à 20-30 km des deux côtés – peut-être plus profonde du côté irakien – et que Hakkari et Şırnak [du côté turc] seront la cible d’opérations militaires et psychologiques en raison de l’importance sociopolitique qu’elles ont acquise en tant que centres de pouvoir du patriotisme du Kurdistan. »

Les vantardises d’Erdoğan interviennent en pleine campagne électorale et après que l’armée turque a dû admettre des pertes significatives de soldats turcs face à la guérilla du PKK. Les récentes opérations menées par la Turquie dans la région du Kurdistan irakien lui ont permis d’établir de nombreuses bases militaires, mais elles n’ont pas réussi à déloger le PKK de ses bastions, profondément enfouis dans les montagnes. En préparation d’une nouvelle opération, les ministres turcs ont essayé d’obtenir un soutien plus large pour leurs plans.

Les Barzanis et leur Parti démocratique du Kurdistan (PDK) – qui domine le gouvernement régional du Kurdistan et contrôle Erbil et Duhok – se comportent déjà comme des vassaux de la Turquie et soutiennent activement l’occupation turque de leur propre région « autonome » . Mais la Turquie a également tenté de gagner le gouvernement irakien, de forcer l’Union patriotique du Kurdistan (UPK) – l’autre grand parti du gouvernement régional du Kurdistan, qui contrôle Sulaymaniya – à se plier à ses exigences, et de s’assurer de l’assentiment des États-Unis.

L’anticipation d’un danger imminent est résumée par ce tweet du journaliste Amed Dicle, publié jeudi : « [Le ministre des affaires étrangères] Hakan Fidan, [le ministre de la défense] Yaşar Güler et [le chef des renseignements] Ibrahim Kalın, le chef du MIT, se sont de nouveau rendus à Bagdad aujourd’hui. Le mois dernier, ils se sont tous les trois rendus à Bagdad et à Erbil l’un après l’autre. Ils se sont ensuite rendus aux États-Unis, puis à nouveau à Bagdad. Le renforcement militaire le long de la frontière se poursuit. Pour l’attaque de Garê, 161 villages ont été évacués avec le PDK. Une grande guerre commencera en avril. »

Le gouvernement irakien

Les opérations menées par la Turquie dans la région du Kurdistan irakien violent la souveraineté irakienne, déplacent les populations locales et font des victimes civiles. La Turquie tente de persuader l’Irak que si elle l’aide à éliminer le PKK, tout cela cessera. Le gouvernement irakien a protesté contre les attaques turques dans le passé – en particulier celle qui a tué plusieurs touristes arabes – et les partis pro-iraniens d’Irak se méfient de l’idée de concéder plus de pouvoir à la Turquie, mais l’Irak n’a ni la force ni la cohésion nécessaires pour affronter la Turquie.

Pour le gouvernement irakien, la Turquie est à la fois un bâton et une carotte. La Turquie se trouve en amont de l’Irak (et aussi de la Syrie) et a le pouvoir de restreindre le débit des eaux fluviales vitales et d’utiliser plus que la part convenue. Elle contrôle plus de 90 % des eaux de l’Euphrate et 44 % des eaux du Tigre. Les conflits liés à l’eau durent depuis des décennies, mais ils atteignent aujourd’hui un nouveau degré d’intensité. Cela est dû en partie au changement climatique et à la demande croissante de l’agriculture et de la population, mais l’eau est également utilisée comme une arme délibérée – et illégale – de guerre et de pouvoir politique. Depuis le début de l’année 2021, la Turquie a réduit de moitié la quantité d’eau qui s’écoule dans l’Euphrate vers la Syrie, puis vers l’Irak, par rapport à la quantité convenue.

En plus de contrôler l’eau qui entre en Irak, la Turquie a également le pouvoir de fermer le robinet d’une grande partie du pétrole qui en sort. Le pétrole de la région du Kurdistan irakien, et auparavant de Kirkouk, était exporté par oléoduc via la Turquie. Aucun pétrole ne passe par cet oléoduc depuis que la Chambre de commerce internationale de Paris a jugé que les exportations de pétrole de la région du Kurdistan relevaient du contrôle du gouvernement fédéral et que l’accord d’exportation conclu entre la Turquie et le gouvernement régional du Kurdistan était illégal. La Turquie a refusé de verser à l’Irak la compensation demandée par le tribunal et a fermé l’oléoduc à toute nouvelle exportation.

L’Irak entretient des liens économiques étroits avec la Turquie, et pour la carotte – une carotte qui a également été choisie pour apporter d’énormes avantages à elle-même – la Turquie prévoit de construire une grande liaison routière et ferroviaire entre les États du Golfe et les ports de l’est de la Turquie qui exportent vers l’Europe, en passant par l’Irak. Ce projet rivaliserait avec celui de la route proposée par l’Inde via les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite et Israël. Middle East Eye observe que « le gouvernement irakien envisage des trains circulant à une vitesse pouvant atteindre 300 km par heure, ce qui faciliterait le transport des passagers et des marchandises. En outre, les plans prévoient la création de centres logistiques, de complexes industriels et l’intégration potentielle d’oléoducs et de gazoducs. Ce projet ambitieux devrait nécessiter un investissement d’environ 17 milliards de dollars, avec un rendement annuel prévu de 4 milliards de dollars et la création d’un minimum de 100 000 emplois. »

L’UPK

L’UPK a jugé « sans fondement » les allégations selon lesquelles elle aiderait le PKK et a déclaré que « l’UPK n’a pas invité le PKK dans la région du Kurdistan et ne souhaite pas que sa présence constitue une menace pour la frontière turque ». Cependant, le leader de l’UPK, Bafel Talabani, a explicitement déclaré que « le Parti des travailleurs du Kurdistan n’est pas notre ennemi », et le porte-parole du parti a fait remarquer que la Turquie « peut résoudre ses problèmes avec le PKK sans recourir à la violence ». Les Peşmerga de l’UPK ont travaillé aux côtés des Forces démocratiques syriennes (FDS) – ainsi que des États-Unis – dans la lutte contre les cellules de Daech, et pour cela, ils ont fait l’objet d’attaques directes et mortelles de la part de la Turquie. La Turquie a également tenté de faire pression sur l’UPK en bloquant l’accès aérien à l’aéroport de Sulaymaniya.

Le président Assad

En ce qui concerne la Syrie, la Turquie n’a pas réussi à persuader le président Assad que les Kurdes constituent la menace la plus importante pour son pouvoir et que la Syrie et la Turquie devraient travailler ensemble pour éliminer l’Administration autonome démocratique du nord et de l’est de la Syrie. Assad ne tolère ni l’autonomie, ni les troupes américaines basées à l’intérieur des frontières de l’administration, mais sa première exigence pour tout accord avec la Turquie est le retrait des Turcs des parties de la Syrie qu’ils occupent, ce que la Turquie n’est pas disposée à offrir.

Les tentatives turques de courtiser Assad ne les ont pas empêchés de détruire délibérément les infrastructures syriennes et, comme nous l’avons vu, ils ont dévasté les installations nécessaires à une vie normale dans la Syrie autonome du Nord et de l’Est. Personne ne les a arrêtés – ni les Américains, ni les Russes, bien qu’ils soient tous deux censés être les garants des accords de cessez-le-feu conclus par la Turquie en 2019.

Les États-Unis

La Turquie poursuit sa diplomatie avec les États-Unis et la Russie. Le 8 mars, le ministre turc des Affaires étrangères, Hakan Fidan, a rencontré le secrétaire d’État américain Antony Blinken à Washington, où, selon la déclaration conjointe qui a suivi la réunion, Blinken « a réitéré la condamnation par les États-Unis de l’organisation terroriste PKK, DHKP-C [Parti/Front révolutionnaire de libération du peuple], ainsi que de Daech ciblant la Turquie et les intérêts turcs. Les États-Unis et la Turquie ont réitéré leur engagement commun à assurer la mise en échec durable de Daech en Syrie et en Irak et ont discuté de la coopération pour contrer la menace de Daech et des affiliés d’Al-Qaïda présents en Afrique et en Asie centrale. »

Le Congrès national du Kurdistan (KNK), basé à Bruxelles, qui représente les partis et organisations politiques kurdes, a réagi en tentant de remettre les pendules à l’heure : « Nous ne pouvons pas accepter et n’acceptons pas ces allégations concernant le PKK de quelque manière que ce soit, ni ce récit fantaisiste de l’État turc luttant contre le soi-disant groupe terroriste État islamique… La réalité, [reconnue] par de nombreux membres du gouvernement et de l’armée des États-Unis, est que, pendant la montée d’ISIS, l’État turc et son agence de renseignement, le MIT, dirigé à l’époque par M. Fidan lui-même, a armé et aidé Daech comme leurs propres mercenaires mandataires contre les Kurdes au Rojava/Nord et Est de la Syrie et au Sud du Kurdistan (Irak). »

Le KNK appuie ses arguments sur des citations de Brett McGurk, qui a servi d’envoyé présidentiel spécial pour la Coalition mondiale de lutte contre ISIS ; et il rappelle à Blinken le rôle du PKK dans la défaite de Daech ainsi que le soutien continu de la Turquie aux ex-combattants de Daech et au dérivé d’Al-Qaïda, Hayat Tahrir al-Sham (HTS).

Les menaces de la Turquie dans le contexte mondial

La Turquie a diffusé publiquement des plans qui, s’ils aboutissaient, étoufferaient la culture et l’existence des Kurdes, et mettraient fin aux expériences d’une société plus solidaire qui ont inspiré des gens dans le monde entier. Mais les médias grand public et le débat politique n’ont pratiquement rien dit, et la majeure partie du monde n’a aucune idée de ce qui est menacé.

On pourrait également pardonner aux gens de penser qu’avec tous les problèmes dans le monde, ils ne peuvent pas se préoccuper des autres ; cependant, les problèmes apparemment locaux ne sont pas isolés. Ils sont le produit de forces interdépendantes et des changements internationaux et mondiaux. Ce qui se passe à un endroit en affecte d’autres, et la façon dont le monde réagit à un problème en affecte d’autres aussi. Le mouvement kurde pour la liberté s’inscrit dans une lutte plus générale contre les forces du capitalisme et de l’impérialisme qui déchirent également la Palestine, sapent les services sociaux et finissent par détruire notre planète.

Poursuite des attaques turques

Alors que les Kurdes se préparent à l’opération d’envergure promise, la Turquie poursuit sa guerre de basse intensité. À Duhok, des frappes aériennes turques ont tué deux hommes et en ont blessé deux autres qui ramassaient des légumes dans les montagnes. A Şengal, la patrie des Yazidis, un drone a tué un membre des forces de défense yazidies, les Unités de résistance du Şengal.

En Turquie

En Turquie même, d’autres rapports font état de détentions, notamment de membres du parti DEM et de candidats à la mairie qui tentaient de lire un tract appelant à participer à la célébration du Newroz à Kadıköy le 21 mars.

Brindar Gezici, membre du Conseil de la jeunesse du parti DEM, a été détenu à son domicile et torturé pendant deux jours avant d’être arrêté et envoyé en prison. Après lui avoir rendu visite en prison, sa sœur a déclaré : « Mon frère a été arrêté à Doğubayazıt et torturé si violemment sur le chemin qu’il est tombé inconscient. Au poste de police, on lui a versé de l’eau sur la tête et il a repris conscience. Là, il a de nouveau été battu avec une barre de fer par des soldats et des gardes de village. Enfin, ses doigts ont été écrasés avec des pinces. Il a reçu plusieurs coups de fusil sur la tête, les jambes et le nez. Lorsque je lui ai rendu visite, il tenait à peine sur ses pieds. »

Les derniers témoignages sur les mauvais traitements infligés aux prisonniers politiques font état de descentes dans les cellules où les livres et les carnets personnels sont confisqués, et de punitions supplémentaires pour les prisonniers en grève de la faim contre l’isolement d’Abdullah Öcalan. Ces prisonniers sont eux-mêmes « condamnés à des peines avec interdiction de « communication » et placés en isolement pendant un mois, privés d’accès aux journaux, à la télévision, à la radio et même aux livres ».

Quatre politiciens kurdes ont été condamnés à des peines de prison pour « terrorisme », dont Aysel Tuğluk qui souffre de démence et ne peut plus s’occuper d’elle-même.

Pour rappeler à quel point l’antikurdisme est devenu endémique, une candidate à la mairie du principal parti d’opposition, le Parti républicain du peuple (CHP), a affirmé – au grand embarras du chef de son parti – que si elle était élue, elle exclurait le parti DEM de la municipalité. Entre-temps, le DEM lui-même fait campagne sur la base de sa résistance à toutes les tentatives de fermeture, qui s’est traduite par de nombreux changements de noms, comme l’indique son nouveau slogan : « De HEP [le parti populaire du travail] à DEM, le voyage pour la liberté continue ».

Lire l'article sur le site internet du Réseau Serhildan

Vous pouvez nous écrire par e-mail à contact chez serhildan.org

A Marseille vous pouvez nous contacter par e-mail à cimk13 chez riseup.net

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